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« Le Covid a remis au cœur du luxe l’une de ses valeurs les plus fondamentales : la distanciation ».

Publié le par Journal du Luxe

Le Club des Chroniqueurs du Journal du Luxe présente en exclusivité la nouvelle chronique de Nicolas Chemla, professeur de marketing et consultant en stratégie de marque, auteur de « Luxifer, pourquoi le luxe nous possède » et « Monsieur Amérique » aux Éditions Séguier. 

Derrière la notion de luxe essentiel… 

​À bien des égards, le Covid a, pour le secteur du luxe, tout l’air d’une crise existentielle : arrêt brutal de son activité, critiques renouvelées et amplifiées des partisans de la décroissance, effet grossissant du confinement sur les inégalités sociales. À en croire certains, le secteur n’aurait d’autre choix, pour survivre, que de devenir « plus essentiel ». Ce qui veut dire à peu près tout et son contraire. Voici quelques éléments de réflexion pour une sortie de crise.

Tout d’abord, face à une crise existentielle, il faut savoir relativiser ce qui nous est reproché : qu’est ce qui est « essentiel » ? Apparemment pas un secteur qui représente entre 200 000 et un million d’emplois directs et indirects, et plusieurs milliards d’euros d’exportations. Il n’aura échappé à personne que la France est le seul pays à avoir considéré que les boulangeries faisaient partie des commerces « essentiels » à la survie de la nation… Je ne m’en plains pas, mais la baguette au levain naturel, pétrie sur place, n’est-elle pas un luxe, alors que toutes les grandes surfaces vendent des pains et biscottes industriels – et que le pain lui-même, sous quelque forme que ce soit, n’est en rien indispensable à la survie de l’humain ? À l’inverse, il était encore possible de pouvoir s’acheter des vêtements d’hypermarché – importés, produits dans des conditions discutables – donc apparemment jugés plus « essentiels »  que ceux que l’on aurait pu trouver dans une boutique de luxe artisanale… Au nom de quoi ? Tout le monde se met au vélo, alors la bicyclette devient un « essentiel », mais entre le vélo d’occasion à 50 euros et celui que l’on peut acheter pour quelques milliers d’euros, où se situe « l’essentiel » ? Idem pour les masques : est-il plus « essentiel » d’acheter des masques jetables importés, ou les fait-mains réutilisables et fabriqués en France ? Allez le demander à toutes ces usines françaises qui se retrouvent désormais avec des milliers de masques invendus… 

Parce que oui, finalement, même sur un produit « essentiel », dans le monde d’aujourd’hui le Made in France est encore un luxe. On le voit, « l’essentiel » est une notion hautement subjective, volatile et changeante. ​Voilà de quoi se rassurer, en dévorant une belle tarte bio artisanale de la boulangerie « essentielle » du coin.

Le luxe, royaume de l’hédonisme

​​Ensuite, qui dit crise existentielle dit apprendre à s’assumer, et à assumer ses propres contradictions. En l’espèce : il n’y a RIEN d’essentiel dans le luxe, et c’est justement ça qui le rend essentiel. C’est sa définition : le luxe, c’est tout ce qui est au-delà du nécessaire. Le luxe ne répond jamais à un besoin, mais il crée du désir. Ce qui fait une sacrée différence. C’est parce qu’il est toujours du côté du plaisir et du désir plutôt que la nécessité et du besoin, toujours du côté du superflu qu’il est essentiel à l’expérience humaine. Et les faits récents le montrent bien : pendant le confinement, de nombreux cavistes interrogés ont affirmé n’avoir que rarement vendu autant de « belles bouteilles ». Après le confinement, les Chinois se sont précipités vers les boutiques de luxe, dont certaines ont connu des ventes en hausse de plus de 50% par rapport à l’an dernier. En France, en Belgique, au Canada, les sites de vente de piscines ont connu une hausse de fréquentation jamais observée auparavant. Et (ce n’est pas une blague) les réservations de croisières ont connu une hausse de plus de 600 % au mois d’avril.

​Certains appellent ça le « revenge buying ». J’y vois plutôt la réaffirmation d’une vérité fondamentale du luxe : le luxe est toujours une forme de gratification et de célébration. Dans Luxifer, je cite de nombreuses études qui montrent que le luxe a un effet compensatoire pour l’ego, notamment autour de blessures narcissiques. Une étude récente publiée ici confirme encore que l’hédonisme est la première des motivations de l’achat de luxe.

Le luxe est toujours une forme de célébration de son propre droit et de sa propre capacité à se faire plaisir, ici et maintenant – c’est toujours une célébration de l’instant et de soi. Dans le cas du Covid, c’est encore plus clair : une célébration du fait d’avoir survécu, d’avoir été épargné, une célébration aussi de la possibilité de pouvoir encore se faire plaisir avant que tout ne s’effondre – le luxe est toujours une forme de danse au-dessus du volcan. Nietzsche ne dit rien d’autre lorsqu’il affirmait : « le luxe est une forme de triomphe permanent sur tous ceux qui sont pauvres, arriérés, impuissants, malades, inassouvis »… une mise à distance entre soi et la mort, entre soi et la finitude, la catastrophe, la maladie. Entre soi et les autres.

Vers un retour aux fondamentaux du luxe

​Et c’est là le troisième remède à la crise existentielle : il faut savoir y trouver l’opportunité d’un rebond. Avec le Covid est réapparu un mot que plus personne ne voulait entendre alors qu’il est au cœur du luxe : la distanciation sociale. À nouveau, c’est son essence même : étymologiquement, luxe partage la même racine que luxation, qui signifie un déplacement hors de, un écart. Le luxe est toujours l’affirmation d’un écart, d’une distance : entre soi et les autres, entre l’instant présent et la routine, entre l’exceptionnel et le banal, entre le plaisir et la nécessité. Avec la distanciation sociale, le luxe va pouvoir réaffirmer l’écart qui le fonde. De manière très concrète : réinventer l’expérience client autour du traitement privilégié de chacun. Comme le dit le CEO d’Audemars Piguet : « un dîner de trente personnes ne sera plus d’actualité pendant un long moment. Mais la relation unique, très privilégiée, face à face, de très haut niveau, sera la nouvelle norme »

​Finalement, c’est toujours la meilleure façon de sortir d’une crise existentielle : savoir entendre les critiques, les nouvelles donnes de l’environnement, en se recentrant sur ce qui fait notre force. Pour le luxe, le Covid a révélé quelques enseignements qui, au final, ne sont que des rappels à l’ordre de ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être :

  • MOINS MAIS MIEUX : le Covid a mis un brutal coup d’arrêt à un système que nous étions nombreux à considérer comme étant en surchauffe. Depuis Dana Thomas et son ouvrage « Deluxe », il est clair que le luxe s’est lancé dans une course à la rentabilité qui va à l’encontre de ses fondements. Comme je le rappelle dans Luxifer, le luxe est à la base un vrai modèle de développement durable : produire moins, mais mieux, privilégier l’héritage et la créativité, le travail des artisans, l’unique, le durable. Il est temps que le luxe revienne à ses fondamentaux. On ne peut que se réjouir de voir de nombreuses maisons (Gucci, Saint Laurent,… ) décider enfin de sortir du calendrier délirant des fashion weeks pour imposer leur propre rythme, plus posé, plus calme, afin de se recentrer sur la qualité.
  • NO BULLSHIT : le Covid a révélé de manière flagrante l’impatience croissante des consommateurs face aux discours de façade, aux mensonges, aux maquillages et aux omissions volontaires. C’est triste d’avoir encore à le rappeler en 2020, mais il n’est plus envisageable de raconter « n’importe quoi », ou de faire des grands discours et de belles déclarations si les faits, les actes, ne sont pas alignés. On a pu voir les exemples récents d’Anthropologie ou de Zimmermann face aux mouvements de BLM, où de nombreux followers, anciens employés, ont été prompts à dénoncer les pratiques réelles jugées racistes, derrière les belles déclarations des entreprises… Mais cette « nouvelle impatience » ne concerne pas que les questions d’inclusivité – il en va de même sur les questions d’environnement et de justice sociale. Ne dites pas, faites. Arrêtez les grands discours et les promesses « lifestyle » : revenez au produit.
  • RETROUVEZ LES VERTUS DE L’ÉCART AVEC LA FOULE : fermez la porte, prenez l’air, calmez le jeu, abandonnez les réseaux sociaux, ou en tous cas, utilisez les moins, avec parcimonie. Ils seront nombreux à vous dire « surtout pas », mais ils ont tous quelque chose à y gagner, non ? Les « influenceurs » ont été critiqués comme jamais pour la vacuité et l’indécence de leur post. Mais surtout, le Covid a révélé l’inanité de la course à l’indignation permanente, en dépit de toute logique et de toute cohérence. Quelle que soit la légitimité des causes défendues, il est apparu plus clair que jamais que les réseaux sociaux rendent la majorité des utilisateurs hypertendus et violents. Le luxe n’a, à la base, rien à voir avec toute cette agitation bruyante : il est du côté du silence et du temps précieux, du temps ralenti, du temps perdu par amour des belles choses bien faites. Revenez au produit. Revenez au bouche-à-oreille. Revenez à l’exclusivité, au mystère, au secret d’initiés. Il y aura toujours des instagrammers pour prendre le relais.

En conclusion, le Covid est sans doute une opportunité unique pour revenir à ce qui fonde le luxe : le produit et la passion du travail bien fait, au-delà du nécessaire, loin des foules qui considèrent cela comme superflu. C’est peut-être cela, l’essentiel.

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