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3 stratégies pour réveiller une « belle endormie »

Publié le par Journal du Luxe

  • Bonjour Delphine Dion, en 140 caractères, qui êtes-vous ? 

Je suis professeur à l’ESSEC, spécialiste du management des marques et de l’expérience client dans le luxe. J’enseigne ces sujets dans différents programmes dont le Executive Master in Luxury Management ESSEC-Bocconi.

Delphine Dion ESSEC

  • Il y a de plus en plus de nouveaux entrants sur le marché du Luxe, mais il y aussi de “belles endormies”. Pourquoi relancer une marque endormie plutôt que d’en créer une nouvelle ?

Une « belle endormie » est une marque qui n’est plus active sur le marché mais qui conserve un capital de marque potentiel grâce à son héritage. C’était par exemple le cas des marques telles que Roger Vivier, Courrèges, Vionnet, Orient Express, Schiaparelli ou encore Moynat.

L’héritage de la marque est en effet crucial dans le luxe. De nombreuses marques de luxe mettent leur héritage au cœur de leur identité. Cela leur permet de se différencier et de renforcer leur authenticité et leur rareté.

Toutes les marques ont un héritage mais toutes ne sont pas des marques-héritage (« heritage-brand »). Une marque héritage est une marque dont l’héritage est au cœur de l’identité de marque.

Relancer une belle endormie permet de capitaliser sur l’héritage de la marque. Il s’agit de transformer une marque qui a un héritage en marque-héritage.

  • Pensez-vous que ces marques, un temps oubliées, ont encore le potentiel pour faire rêver ? Si oui, comment ? 

Certaines « belles endormies » ont gardé une réputation forte sur le marché auprès du public car elles sont intégrées dans une mémoire individuelle et/ou collective. On peut citer par exemple Orient Express, DS, Alpine Renault. D’autres « belles endormies » sont largement oubliées par le grand public. C’était par exemple le cas de Vionnet, Poiret ou Au Départ qui étaient connus seulement par quelques spécialistes de la mode et du luxe.

Cela pourrait être tentant de relancer une marque qui est toujours connue, toujours présente dans la mémoire de chacun. On peut penser que relancer une marque dont personne ne se souvient ne peut que conduire à l’échec. Mais, non ! Fait surprenant, nos recherches tendent à prouver le contraire.

La notoriété d’une marque peut être un handicap dans la relance d’une « belle endormie ». L’élément clé est la capacité d’intégrer une belle endormie non pas dans une mémoire individuelle mais dans une mémoire collective.

L’avantage de ressusciter une marque oubliée se situe dans l’absence de réputation. Cela permet plus de marge de manœuvre pour définir la stratégie de marque. Il n’y a rien à effacer et les managers marketing peuvent sélectionner les caractéristiques les plus pertinentes dans l’héritage de la marque. Cela évite aussi le risque d’être confronté à une résistance et des critiques des consommateurs qui peuvent émerger si la marque est trop modernisée et que les consommateurs ne reconnaissent pas la marque d’autrefois. L’Orient Express est un bon exemple. Créer un nouveau train pourrait entraîner d’importantes critiques car cela pourrait être très éloigné des représentations que les consommateurs se font de ce train de légende. Comment les managers peuvent-ils réussir à proposer une offre qui permettra à chacun d’y retrouver les représentations qu’ils associent à Orient-Express? Volkswagen a affronté une situation similaire quand ils ont lancé la Nouvelle Coccinelle en 1997 et maintenant, Land Rover est affecté de la même manière, devant retirer le nouveau modèle de son légendaire Defender, après un tollé général auprès de ses fans reprochant à la marque de trahir ses racines. En bref, les « belles endormies » avec le meilleur potentiel pour réussir ne sont pas toujours les marques avec la plus forte notoriété.

De nombreuses « belles endormies » ne conservent aucune réputation sur le marché. Elles n’évoquent pas de souvenirs personnels, elles ne sont pas inscrites dans la mémoire collective, et au mieux seul un petit nombre d’experts et de fans s’en souvient. Cependant, ces « belles endormies » peuvent être relancées avec succès.

Dans le cas de marques oubliées, les équipes marketing ne peuvent pas puiser dans la nostalgie personnelle (liée au passé des individus), mais seulement dans une nostalgie collective (liée à des évènements historiques ou à une période spécifique de l’histoire). Il est quand même possible de réactiver ces marques, et même si on dispose de peu d’archives. En conséquence, le facteur clé pour faire revivre une « belle endormie » est la manière dont la marque peut résonner dans la mémoire collective. En insérant la marque dans la mémoire collective, les managers peuvent la transformer en une marque-héritage, même s’il s’agit d’une marque oubliée qui a « perdu sa mémoire ».

– Quels conseils donneriez-vous à ces entreprises pour se réactiver ? 

Pour réveiller une « belle endormie », il y trois stratégies : la revitalisation, la reproduction et le retro-branding. Ces stratégies diffèrent dans la manière dont elles associent la marque avec le passé.

La stratégie de revitalisation de la marque se concentre sur le présent. Le but est de moderniser la marque sans placer son héritage au cœur de son identité. Cette approche transforme la perception d’une marque désuète en une marque contemporaine, sans mettre l’accent sur l’histoire de la marque mais plutôt sur sa longévité – le succès de la marque à long terme. Le seul élément important à mettre en avant dans cette stratégie est de pouvoir ajouter dans la signature de marque « Fondé en … » ou « Depuis …». Dubois & Fils, le plus vieux fabricant de montres Suisse a, par exemple,  délibérément rompu avec la vieille marque en créant une marque très contemporaine et a seulement retenu de son héritage la signature « Montres suisses depuis 1785 ». Toutefois, cette stratégie ne permet pas d’exploiter peinement le capital marque lié à l’héritage de la marque.

A l’inverse, la stratégie de reproduction se concentre sur le passé et consiste à copier une vieille marque sans la réinterpréter. Créée en 1961 et sortie du marché dans les années 1990, Courrèges a été ressuscitée il y a 5 ans et reproduit les produits cultes des années 1960 et 70. Cette stratégie, cependant, comporte un risque car une reproduction exacte risque de ne pas être en phase avec les goûts et attentes actuels que ce soit en termes de performance ou de fonctionnement. Imaginez, par exemple, construire une réplique d’un train luxueux des années 1920 – pour les voyageurs d’aujourd’hui habitués à voyager en TGV- cela ressemblerait probablement à s’asseoir dans un chariot branquebalant tiré par un tracteur. Au final, la reproduction de la marque peut être considérée comme une stratégie à court terme – le style ne pouvant pas rester à la mode éternellement et les performances des produits évoluant considérablement.

La stratégie de « retro-branding » est la troisième stratégie utilisée pour ressusciter les « belles endormies », et la plus pertinente. Cette stratégie associe également la marque avec le passé mais l’harmonise avec le présent en réinterprétant les éléments du passé. Cela modernise une marque, rafraichissant l’image traditionnelle de la marque. L’objectif est de transformer une marque désuète du passé en une marque contemporaine ancrée dans une histoire et une tradition. La bière irlandaise Caffrey’s est un bon exemple, fusionnant la technologie de brassage de pointe avec l’ancienne iconographie celtique pour produire une toute nouvelle boisson d’autrefois.

  • Le Salon du Luxe Paris porte cette année sur les “Nouvelles Règles du Jeu”. Si vous deviez en donner quatre, quelles seraient-elles ? 

Les relances des « belles endormies » mettent l’accent sur la nécessité de maitriser les tensions liées au temps. Il s’agit de transformer des marques avec un héritage en marque-héritage.

Pour cela il convient de lier :

– le passé, le présent et le futur,

– la modernité et la tradition,

– la technologie de pointe et le savoir-faire,

– l’histoire de la marque et l’histoire collective.

  • Pour finir, une question un peu plus personnelle… Quel est votre Luxe à vous ? 

J’ai le luxe de penser le luxe.

Pour aller plus loin : Dion, D., & Mazzalovo, G. (2016). Reviving sleeping beauty brands by rearticulating brand heritage, Journal of Business Research, 69(12), 5894-5900.

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