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Fascination Supreme.

Publié le par Journal du Luxe

Le Club des Chroniqueurs du Journal du Luxe présente en exclusivité la nouvelle chronique d’Hélène Duvoux-Mauguet – Fondatrice du studio d’études et de stratégies culturelles Hope destiné à lever le voile sur les révolutions en marche et à accompagner créateurs, activistes, institutions et maisons engagées à transformer leurs idées en mouvements.

Icônes, idoles, objets de tous les fantasmes, campagnes cultes, maisons vénérées, on vous révèle la « secret sauce ». Mais ne le dites à personne. Suprême ascension. Le jour où Suprême a envahi le monde. Vérité Suprême. A love Suprême.

L’effet Supreme

Supreme

1994. NYC. James Jebbia voit un shop à louer sur Lafayette Street. Le loyer est cheap. Il se dit que ce sera bien pour les mômes et leurs boards, il n’y a tellement personne dans ce quartier, ils ne dérangeront pas. Pas vraiment des enfants de chœur. Larry Clark, qui caste à un block de là, y rencontre ses Kids, cela vous donne une idée.

Jebbia n’est pas un skateur. Les gars avec qui il traîne, oui. Il n’appartient pas tout à fait à cette culture. Il voit sa puissance, sa brutalité, les kids en rébellion, errances bitume, à vagabonder. Très loin de la Californie. Il n’appartient pas tout à fait à cette culture, alors il le fait comme il le sent.

Les kids avaient un goût très sûr, un sens du style et de la facture, pas le genre West Coast des marque de skate d’alors. Jebbia et ses amis commencent à fabriquer leurs propres affaires en les craftant avec soin. Parfois les kids achètent un T-Shirt ; souvent ils viennent seulement traîner. La boutique devient un gagne-pain où les fondateurs protègent leur came comme un joyau. Vous caressiez un T-shirt bien plié ? Vous vous faisiez insulter. Il faut mériter le droit Supreme. Gagner le respect des cool kids dès le pas de leur monde. Jebbia laisse faire parce que “c’est eux la culture”.

Les séries sont limitées, non par coquetterie mais parce qu’il n’a pas les moyens de se retrouver avec des pièces dont personne ne voudrait sur les bras. Aucune idée de ce qui va marcher. James Jebbia est en train de créer un mythe sans aucune vision. Le box logo est un hasard. Ils cherchent des idées pour illustrer leurs premiers T-Shirts. Quelques tentatives et naît le visuel Supreme – hommage à Coltrane que Jebbia vénère – dans le style typographique de Barbara Kruger, artiste contestataire, en Futura Bold Oblique. C’est ce qui se vend ce jour-là. Et tout ce qui portera cette image.

C’est bien la culture qui a décidé que Supreme serait la marque de Supreme. Jebbia, lui, n’avait aucune idée de ces choses-là. Première collab’ arty avant l’heure, vandale mais sincère. Supreme devient l’étendard des bad boys à roulettes, le nom de leur gang, leur abri, la famille qu’ils n’ont pas.

Endémique.

2011. Internet. Un clip. « Yonkers ». Noir. Blanc. Punk. Hip Hop. Skate. 19 ans. Noir. Blanc. Gênant. Codes atomisés, du genre comme du style. On se demande qui sont ces kids (Odd Future) qui ne respectent rien. On crie au génie. Ça dérange. C’est brillant. Les voix de l’underground cool l’acclament. Pas que. Le Guardian la proclamera chanson de l’année 2011. En attendant la vidéo enregistre 100 000 vues chaque jour. Tyler the Creator y porte une casquette Supreme. Le reste aussi. Sa volonté à lui. Il ne s’agit en rien d’un placement de produit. 

« Yonkers » fait le tour de la planète, et Supreme avec lui.

Épidémique.

La viralité — fantasme de l’époque – est un art, et contrairement à une idée répandue, tout sauf le fruit du hasard. Obéissant aux règles que Malcolm Gladwell décrypte dans “The Tipping Point”, écrit en 2000, époque proto-sociale s’il en est, et pourtant, tout est parfaitement d’actualité. Trois règles donc : « stickiness », « the law of the few », « the power of context ».

En 94 et pendant 15 ans, Supreme est la marque d’un clan. En 2011, elle devient celle d’une génération. Pourtant Vogue avait écrit des papiers, Kids avait fait son effet, les artistes les plus cotés au monde signaient des collabs, les gosses vivaient dans les shops, Tokyo avait le sien. Pourquoi la marque ne « tip »* (*devient un phénomène) qu’en 2011 ?

Il lui fallait ce clip.

Stickiness : “Yonkers”. Tyler The Creator. Rien n’a de sens. La violence du propos, la direction artistique, l’artiste pas vraiment pendu mais le cafard vraiment bouffé, vraiment vomi, cette voix dans un corps de garçon, 19 ans, on prêche, on partage ses interrogations, le clip de Tyler colle comme une idée fixe. Impossible à effacer. Résonne avec les questions existentielles de la jeunesse et de l’époque. Sticky.

The law of the few : La viralité ce n’est pas une personne qui transmet à une personne qui transmet à une personne… C’est un genre d’individus hors normes, dotés d’une sensationnelle influence sociale, qui à eux seuls transmettent à beaucoup, avec énergie. « Epidemics tip because of the extraordinary efforts of a few selected carriers », les mots de Gladwell. Quand l’épidémie du VIH atteint son point de contagion au début des années 80, alors que le virus circule depuis trois décennies, c’est — notamment — le fait d’un changement de comportement sexuel au sein de la communauté gay. Gaetan Dugas, le steward franco-canadien considéré par Randy Shilts dans And The Band Played On comme le patient-zéro du SIDA, a déclaré avoir eu 2500 partenaires. Parmi les premiers cas de contamination à New York et en Californie, au moins 40 lui sont attribués. Un individu hors normes doté d’une sensationnelle – funeste – influence.

La vidéo de Tyler est retweetée par Kanye West. Il la proclame meilleur clip de l’année. Jimmy Fallon le reçoit dans le « Tonight Show », Tyler s’agrippe sur son dos et lui colle sa “bogo 5 panel” sur la tête, fin de la performance. Individus hors normes dotés d’une sensationnelle influence. Un mot et le monde entier sait.

The power of context : l’être humain est très sensible à son environnement. Selon les circonstances, les choses ne seront pas acceptées de la même façon. Il se trouve qu’à ce moment précis, le hip-hop sort de sa période obscure et gangster. C’est avec la nouvelle génération, Kendrick Lamar, Mac Miller, A$AP Rocky, Drake, Pharrell, et la renaissance d’une skate culture moins punk, plus chill que le streetwear se crédibilise aussi auprès de la fashion. On oublie les patterns multicolores de Bape et les logos surdimensionnés pour se pencher sérieusement sur des looks mixant Pigalle & Louboutin, Pyrex & Saint Laurent, Supreme & Raf Simons. Hermès, Marc Jacobs, Céline avec accent, les maisons s’entichent de l’objet skate. Cette normalisation des contre-cultures, c’est ce qui rend le monde prêt à adouber ce qui en émane : Suprême.

We are culture. Nothing moves without us”. Ces mots de Shawn Carter – aka Jay-Z – dans l’interview d’origine (Tidal, podcast de Rap Radar, 7 décembre 2017) concernent la culture noire américaine aujourd’hui. Ils sont vrais de n’importe quelle culture. Aucun fétiche ne naît sans culture, plus exactement une convergence de cultures, pour le sacraliser. De tous les artistes se revendiquant de l’explosion de Suprême, Tyler the Creator a eu de loin la plus grande influence. Tyler qui emporta dans son sillage les cultures noires, blanches, hip-hop, punk, skate, street fashion, nihilistes, et le vent de la controverse. Jebbia doit son milliard à Tyler plus qu’à Vuitton. Tyler the Creator a fait converger autour de Suprême plus de subcultures et de regards que Suprême n’y parvenait dans sa horde à roulettes.

Moralité : Pas de culte sans cultures. Rien n’est jamais le fruit du hasard et random ne devient momentum que dans le respect absolu de cette moderne alchimie. Avant de rêver buzz éclair, il y a quelques paramètres à ne pas négliger. Une intégrité culturelle absolue, quelques supporters bien placés et une époque prête à vous embrasser.

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