Langage du luxe et injonctions contradictoires

Publié le par Journal du Luxe

Jeanne Bordeau, linguiste, auteure et fondatrice de Madame Langage, nous explique, en exclusivité pour le Club des Chroniqueurs, comment les marques ont utilisé le vocabulaire pour définir leur ADN et leur aura luxe en 2020.

Se définir par des mots cultes

« Il faut que tout change pour que rien ne change ». En cette année de crise sanitaire hors norme, le luxe vit toujours de légendes, s’ancre dans un mythe fondateur d’exception et continue de se nourrir de mots cultes qui le définissent. Chaque maison doit nimber son lexique d’une aura identitaire, de codes culturels forts, d’une dimension artistique saupoudrée d’un lien subtil avec le temps. Et cela ne changera pas. Ce vocabulaire doit de plus s’ancrer dans de la beauté et exprimer une quête de perfection. Quant aux mots de métier précis et étonnants, ils exacerbent toujours pour chaque secteur, cette singularité d’un récit qu’autorise l’ingéniosité de chaque savoir-faire.

Jeanne Bordeau, linguiste, auteure et fondatrice de Madame Langage

Ainsi, le malletier Moynat raconte la « couture d’angle », le « cloutage serré » et met en avant ses artisans, « compagnons du Devoir capables d’atteindre la perfection du geste ». IWC distille des termes tels le « perçage des cercles », le « meulage » et le « lapidage ». Par ailleurs, notre étude le confirme, la protection de la nature, l’ardente nécessité de tout verdir – le verbe frémit sur tous les réseaux sociaux -, le luxe responsable et éthique sont en florissant développement.

Même Imane Ayissi, récemment accepté dans le cercle de la haute couture française, est doux avec la terre et crée avec les tissus d’Afrique. Il parle de « préciosité », car « par sa quantité de travail et sa charge symbolique l’univers du luxe est particulier » conte-t-il sur YouTube. « Préciosité » est donc un des mots qu’il s’est choisi. Il taille avec des chutes de tissus, il récupère, il utilise des écorces d’arbre pour créer avec de « l’obom », dessiner des robes « en raphia ». Il intitule sa collection « Amal-Si », nom qui évoque en langue Ewondo « le grand malheur qui s’abat sur la terre ».

Comme chaque jeune créateur, si vert et responsable soit-il, Imane Ayissi fait rêver et alerte. On comprend son succès quand on voit flotter et virevolter sa robe bleue nommée Océans tatouée de magnifiques poissons. Elle réconcilie l’Afrique, la haute couture et les codes de fabrication responsables. Réussir à résoudre ces injonctions contradictoires, c’est sans doute, ce qui l’a fait reconnaître par le Paris de la mode, pourtant intransigeant.

Beau et responsable doivent se marier en 2020

Si depuis 20 ans Stella Mc Cartney incarne tant une mode éthique, c’est parce qu’elle a pressenti la vague verte avant Marine Serre et bien d’autres. Barbara Sturm par exemple, grande prêtresse de la cosmétique, distille « des gouttes anti-pollution », des produits « eco-friendly », « des packagings recyclables », « des unités de fabrication neutres en CO2 ». IWC affirme également avoir « une gestion proactive de son impact environnemental et sociétal – qui lui a valu sa position de leader du développement durable dans le secteur de l’horlogerie de luxe. »

ICICLE, marque chinoise née en 97, qui a ouvert sa première boutique en Europe en 2019 à Paris sur une avenue renommée, nous confirme ce nouveau vocabulaire vert en expansion. Pour séduire, ICICLE est « made in Earth » et nous convie à « habiter le vêtement, comme on habite la terre », vêtement cousu « d’éco-bienveillance », de « slow fashion » et «d’économie circulaire ». ICICLE qui veut rejoindre le grand cercle du luxe évidemment revendique l’« élégance », mais une « élégance minimale ».

Une crise de conscience touche la mode

Luxe et mode de haut niveau sont habités d’une brume de culpabilité. Adieu à la surconsommation, continuent de crier Greta et bien des influenceuses ! Même les marques reconnues se doivent de tisser dans leur propos un lexique signant l’engagement. Et, ainsi, IWC dit mettre en œuvre « une stratégie informatique verte ». Comment être léger, créatif et inventif quand tout doit être prouvé et étayé ? Les mots se bousculent et sont parfois dissonants.

Accrocher l’attention par des mots forts en émotions sur Instagram, faire vivre un luxe digital expérientiel exubérant et responsable en écrivant court, réussir en même temps à composer la cohérence d’une histoire portant le souffle d’une raison d’être, tout cela en pleine crise sanitaire, ce fut le réel défi linguistique et stylistique de l’année 2020 ! Le consommateur digital autonomisé (« empowered ») compare, rêve oui… et reste aux aguets, avec lucidité ! Il ne faut aucun « lézard » dans le vocabulaire, pas la moindre trace de crocodile, ni de fourrure dans les messages, car de nouvelles applis surveillent la pertinence des propos. Les « Yucas » de la mode de haute qualité sont nés ! On doit être écologiquement vertueux et léger. Un brin déroutant, le luxe responsable ne peut pas être « gris et austère ». Et même si les jeunes créateurs ne cachent plus, ni « la récupération », ni « le détournement », la joie de porter doit être convoquée.

A nouveau, on le constate, les marques établies n’échappent pas à ces crissements linguistiques délicats, innover sans abîmer la planète. Et Chaumet, même avec un mythe fondateur impérial qui le relie à Joséphine de Beauharnais, sait la nécessité d’ajouter des mots qui confirment sa conscience sociale et sociétale. Malgré sa virtuosité de haut joailler, Chaumet rappelle que la marque est membre du RJC – Responsible Jewlery Council et « œuvre de manière transparente pour la promotion de pratiques éthiques sociales et environnementales responsables dans le respect des droits de l’homme d’un bout à l’autre de la filière joaillère, depuis l’extraction jusqu’au comptoir de ventes ». Dans « Luxe oblige » Jean Noël Kapferer écrivait que les marques de luxe n’avaient pas à argumenter. L’écrirait-il encore aujourd’hui ? Pas si sûr.

La résilience, réinventer ?

Lors de la crise, les marques ont dû évoquer la situation sanitaire. Ainsi, lit-on chez Frédéric Malle des lignes qui montrent de l’empathie : « the health and well-being of our employees, our consumers and our communities is always a top priority for Editions de Parfums Frédéric Malle and this especially true at this time». Et Dr Barbara Sturm a compris elle aussi dès le mois de mai la nécessité d’une « communication soignée » et a lancé aux États-Unis son « Sturmmaskathon ». Pour lever des fonds pour l’OMS, sur sa chaîne YouTube, elle entre en conversation avec ses clients et les plus grandes stars de Hollywood qui appliquent un masque soin de sa marque. Elle a su réunir conversation, beauté et bonne conscience.

Mais peu de marques de luxe ont trouvé au travers de la crise sanitaire une source de paroles nouvelles qui pourraient incarner le souhait de vivre une relation plus que jamais attentionnée avec leurs publics. Le langage est reconvoqué même quand il n’est pas là en tant que « manifeste responsable ». D’ailleurs, le président de Chaumet l’a reconfirmé récemment à un journaliste : « la connaissance renforce le rêve plutôt que de le tuer ». Luxe et haute couture parlent donc et parlent d’eux. Quelle marque n’a pas son école, sa masterclass, ses conférences en ligne, ses podcasts ?

Mais hélas en termes de langage et sincérité, la diversité et l’inclusif sont uniquement installés dans les marques qui possèdent cet ADN comme acte de naissance. En 2020, sens et résilience ont été les étoiles polaires du lexique du luxe. Et l’on doit donner du sens et revenir à l’essentiel. Il faut réinventer, dit notre Président de la République. Mais réinventer, n’est-ce pas là un verbe qui a toujours appartenu au monde du luxe ? Le luxe par son lien à la beauté, par sa capacité à faire rêver ne possède-t-il pas déjà en lui cette fibre réparatrice et régénératrice ?

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