
Exclusif
« Il faut garder cette part d’innocence et d’enthousiasme, cette capacité à rêver… » Guillaume Poitrinal, Fondation du patrimoine
Publié le par Alexis de Prévoisin
Il fut le plus jeune grand patron du CAC 40, à la tête d’Unibail-Rodamco-Westfield (URW), pilotant des milliards d’actifs avec une vision claire et affûtée du marché immobilier. Guillaume Poitrinal est un bâtisseur, au sens propre comme au figuré. Jovial, mais d’une précision chirurgicale lorsqu’il parle chiffres et vision projets, il connaît la pierre par cœur et maîtrise les rouages du monde immobilier comme personne.
Aujourd’hui, c’est une autre mission - parmi ses nombreuses activités - qui l’anime : faire grandir la Fondation du patrimoine pour l’inscrire durablement dans le cœur des Français. Une ambition qui ne repose pas uniquement sur des financements ou des restaurations spectaculaires – comme Notre-Dame -, mais sur une approche qu’il qualifie lui-même de "sartoriale". À l’image d’un costume taillé sur mesure, chaque projet de sauvegarde - petit ou grand - doit être pensé avec précision, singularité et une attention portée aux détails qui font l’âme des lieux. "L’immobilier, c’est de l’ingénierie. Le patrimoine, c’est de l’émotion."
À travers cette vision, Guillaume Poitrinal trace un sillon inédit : celui d’un mécénat de conviction par et pour les Français, transparent au service d’une proximité de terrain, où l’investissement n’est pas qu’une question de financement, mais aussi de valeur culturelle et identitaire territoriale.
Comment faire du patrimoine un enjeu national ? Comment mobiliser entreprises du CAC40 et particuliers dans cette mission ? Entretien exclusif avec un grand patron passionné au service de l’immobilier de la nation, qui veut inscrire la mémoire de la pierre dans l’avenir du pays.
Rencontre en exclusivité au siège de la Fondation du patrimoine à Neuilly-sur-Seine
Alexis de Prevoisin
Quelle est votre actualité avec la Fondation du patrimoine que vous dirigez ?
Guillaume Poitrinal
Notre actualité, c’est notre campagne de communication lancée en fin d’année (dans 2000 salles de cinéma, en spot radios et TV) qui nous permet de nous faire mieux connaître, et de mettre en lumière nos missions. Nous avons clôturé l’année avec la réouverture de Notre-Dame de Paris, projet pour lequel nous avons réussi une collecte record de 225 millions d’euros grâce à 236 000 donateurs, ce qui représente 70% des dons collectés en nombre et en volume (en excluant les 3 plus importants mécènes familiaux).
L’année 2024 marque une nouvelle étape dans le formidable élan de générosité des Français pour la préservation de notre patrimoine. Nous avons franchi un cap significatif avec des ressources totales atteignant 102,7 millions d’euros et même 127,9 millions en intégrant le mécénat dédié à Notre-Dame de Paris – soit une progression de 18 % par rapport à l’année précédente. Depuis 2017, ces ressources ont triplé, témoignant d’un attachement grandissant à la sauvegarde de nos monuments et de nos paysages culturels. Cet engouement – je dirai ce "soulèvement populaire patrimonial" - se traduit directement par une hausse impressionnante de 28 % des dons collectés en un an, avec 75 500 contributeurs qui ont participé à l’effort collectif. Nous élargissons aux sujets du patrimoine des paysages et de la mer, et des savoir-faire de la main ou de l’artisanat. Nos églises, maisons, ponts… portent l’identité du travail de nos villages et cette histoire ancestrale de "villageois". D'ailleurs, notre maillage et nos opérations de sauvetage partent du terrain et redonnent la parole à cet ancrage local. Je demande à chacun des 1000 bénévoles de la fondation d’accomplir un travail d’animation des collectes et de soutien aux porteurs de projet.
Vous savez, la Fondation du patrimoine, c’est à la fois une ambition nationale par nos actions auprès des grands mécènes ou le Loto du patrimoine, que de la "géographie locale" par des mobilisations très locales avec des collectes de dons. Notre enjeu est de redistribuer rapidement les sommes collectées pour sauver notre patrimoine car il est en péril. Réparer et entretenir coûte moins cher que de lancer des restaurations globales comme on le fait encore trop aujourd’hui. Alors oui, notre actualité c’est de communiquer – positivement - avec cette campagne, qui vise à encore élargir le nombre de donateurs, car les besoins sont immenses.
Alexis de Prevoisin
Quelle est votre photographie actuelle de la Fondation, son histoire et sa mission ?
Guillaume Poitrinal
Aujourd’hui, la Fondation du patrimoine est une organisation solide, créée en 1996 par Edouard de Royère pour "sauver le petit patrimoine sous le radar des ministères", qui s’appuie sur un millier de bénévoles et 90 salariés, répartis sur tout le territoire.
Depuis notre création, nous avons soutenu près de 43 600 projets, soit un tous les quatre kilomètres en moyenne. En 2024, nous avons mobilisé des donateurs autour de 2320 projets actifs, allant des petites églises aux moulins, en passant par des actions de préservation de paysages naturels. Avec un modèle hybride mêlant dons populaires et mécénat d’entreprises, nous montrons que chacun peut jouer un rôle dans la préservation de notre patrimoine. Et ça marche très bien parce que nous parlons aux gens, à leurs racines. Je voudrais accroître les ressources via les legs et l’ouverture des collectes à l’étranger : nous avons mesuré "le sex appeal" de notre patrimoine à l’étranger à l’occasion du sauvetage de Notre-Dame !

Toutefois, l’urgence demeure. Le patrimoine religieux, notamment dans nos territoires ruraux, reste fortement menacé : aujourd’hui, 500 édifices sont fermés au public pour des raisons de sécurité et 5 000 sont en péril. Rien que pour l’opération du Loto du patrimoine, nous recevons chaque année entre 700 et 800 nouveaux signalements, un chiffre en constante augmentation depuis la création du Loto du patrimoine avec le soutien charismatique de Stéphane Bern. Face à ces défis, la mobilisation continue et s’amplifie.
Le mécénat connaît une progression significative, avec une augmentation de 2 millions d’euros supplémentaires grâce au soutien renouvelé de nos mécènes nationaux et locaux. Et nous pouvons aussi compter sur un engagement bénévole sans précédent : en 2024, nous avons franchi le seuil symbolique des 1 000 bénévoles, un chiffre qui a doublé depuis 2017. Ces résultats sont la preuve que la sauvegarde de notre patrimoine est une cause qui mobilise, qui fédère, et qui dépasse les clivages.
Notre mission est plus que jamais essentielle : préserver ce qui nous rassemble, ce qui fait notre histoire commune et notre identité.
Alexis de Prévoisin
Quel était le plus petit projet et le plus grand en 2024, et les thèmes nouveaux de protection que vous voulez développer en 2025 ?
Guillaume Poitrinal
Les petits projets locaux de sauvegarde d’églises, de moulins, de lavoirs, de théâtres, de pigeonniers ou de fours à pain sont l’ADN de la Fondation du patrimoine et c’est une grande fierté d’en sauver plusieurs centaines chaque année. Mais nous avons aussi de grands projets emblématiques.
L’un des projets que nous avons soutenus en 2024 – et qui m’a le plus marqué – est celui du village martyr d’Oradour-sur-Glane. 1549 "petits" donateurs ont donné 271 821€ pour sauver le site et le conserver. À cela s’est ajouté le soutien de Dassault Histoire et Patrimoine à hauteur d’1 million d’euros. Nous engageons un élargissement à quelques nouveaux thèmes – qui répondent d’ailleurs aux élans de la société et des grandes entreprises – de protéger les milieux naturels et forestiers, les sites naturels, et les côtes françaises par exemple. Notre inspiration – à l’origine – était le National Trust dont la vocation est de protéger lieux historiques aussi bien que naturels. Et nous avons déjà financé plus de 380 projets environnementaux dans le cadre du programme Patrimoine naturel et biodiversité. Nous passons "du bâti à son jardin" ou son extension dans la nature. Nous travaillons d’ailleurs avec la Fondation de la mer et nous voulons renforcer nos liens avec le Conservatoire du Littoral. Nous avons aussi lancé cette année un Fonds de soutien aux métiers d’art doté d’un million d’euros avec le ministère de l’Économie.

Autre exemple concret, la fondation Belle Main est hébergée à la Fondation du patrimoine pour financer la transmission des métiers de la main : un savoir-faire français envié dans le monde entier. Et en face – en termes de ressources – j’engage nos équipes à mieux identifier les legs et à développer les donations à l’international. Si je vous disais que le total des projets en attente de sauvegarde avoisine le milliard, et que notre budget est de 102 millions, vous voyez le chemin que je veux faire avec la Fondation.
Alexis de Prevoisin
Pour le journal du Luxe, voulez-vous partager votre vision du luxe en lien avec la fondation du patrimoine ?
Guillaume Poitrinal
Pour moi, le luxe se trouve dans la rareté, dans ce qui transcende les générations. Le patrimoine, à sa manière, est un "luxe universel, collectif et identitaire immémorial" : il représente une richesse collective qui ne peut être achetée, mais seulement préservée. Restaurer un bâtiment, c’est offrir un écrin à l’histoire, tout en rendant hommage à des savoir-faire ancestraux. Cela résonne particulièrement avec une vision du luxe qui valorise la transmission, l’authenticité et l’émotion.
Chaque projet de la Fondation du patrimoine est une célébration de ces valeurs, qu’il s’agisse de petites églises rurales ou de sites mondialement connus comme Notre-Dame. Par ailleurs nous avons la chance d’avoir en France les plus grands groupes de luxe et ils sont des soutiens directs à l’artisanat français comme des mécènes puissants avec qui nous travaillons.
Alexis de Prevoisin
Quelle est "l’expérience client" proposée par la Fondation du patrimoine aux publics ?
Guillaume Poitrinal
Nous essayons de "faire vivre une vraie expérience globale de sauvegarde du patrimoine" à tous les donateurs. Nous proposons une expérience profondément humaine et participative. Sur notre site, chaque donateur peut choisir un projet qui lui tient à cœur, qu’il s’agisse de l’église de son enfance ou d’une maison d’une personnage célèbre. Ce lien personnalisé renforce l’implication et crée un sentiment d’appartenance. Nous animons ces collectes autour d’événements et veillons à proposer des solutions de dons simples et rapides avec Apple Pay par exemple.
Nous travaillons en étroite collaboration avec les porteurs de projets locaux avec nos équipes départementales et régionales pour garantir la transparence et l’impact des dons. Enfin, nos événements et partenariats permettent à chacun de voir concrètement les fruits de leur contribution, renforçant le sentiment de faire partie d’un mouvement collectif au service du bien commun.
Alexis de Prevoisin
On a l’impression – de l’extérieur – que vous faites une révolution de palais dans la conduite d’une fondation et dans sa perception par le grand public !
Guillaume Poitrinal
J’ai d’abord un immense respect pour le travail accompli par mes prédécesseurs sans qui rien ne saurait aujourd’hui. J’apporte ma pierre à l’édifice, et effectivement mon énergie pour rythmer une activité portée par beaucoup de bénévoles et apporter une réponse de fondation, agile, rapide et efficace ! J’aime beaucoup les actions qui viennent du privé, ou des modèles contemporains de "fondations" comme la fondation Rolex (qui finance des forêts mais qui le sait ?), ou même celle de Patagonia qui propose un "matching projet-client" lors d’un achat d’un vêtement. Il faut s’inspirer aussi de la concurrence tous azimuts pour rendre la collecte ludique, transparente, moderne au service de nos vieilles pierres.
Nous avons aussi la chance d’avoir Stéphane Bern comme figure de proue du Loto du patrimoine qui représente 26,5 millions d’euros des ressources de la Fondation (soit 25% de nos ressources). Nous venons d’ailleurs de signer à nouveau pour 4 nouvelles éditions du Loto avec la Française des jeux et le ministère de la Culture.
Alexis de Prevoisin
La fondation du Patrimoine pourrait se comparer à la « SNSM » de notre patrimoine rural ou oublié » ?
Guillaume Poitrinal
Oui, l’image est pertinente dans le sens où nous sauvons des lieux en perdition, et où nous nous appuyons sur les hommes, les communautés "en mode projet" comme en équipage. Et si nous ne sauvons pas des vies, nous sauvons des pierres ou des savoir-faire en faisant travailler des corps de métiers parfois en voie de disparition et en soutenant 16 000 emplois non délocalisables. Conscient que la fondation ne peut avancer que par la "foule" de donateurs couplée à la force des hommes et femmes qui composent la fondation, nous allons faire grandir son réseau de bénévoles pour en faire la force de la Fondation de demain.
Alexis de Prevoisin
Quelles sont vos ambitions pour la Fondation du Patrimoine en 2025 ?
Guillaume Poitrinal
"Notre ambition est claire : inscrire encore davantage la Fondation du patrimoine dans le cœur des Français et en faire un véritable acteur de proximité, capable d’accompagner chaque projet avec précision et efficacité."
En 2025, nous allons intensifier notre réseau de bénévoles, avec l’objectif d’atteindre 2 000 bénévoles d’ici 2027. Cela nous permettra d’avoir un maillage territorial plus fin et d’accompagner des porteurs de projets avec des profils variés, issus d’univers complémentaires.
Nous souhaitons également ouvrir le débat sur le financement du patrimoine religieux, un enjeu central pour les communes et leurs habitants. Un colloque sur la sauvegarde, les usages et la transmission du patrimoine religieux sera organisé en juin 2025, et nous lancerons un programme dédié au patrimoine juif dès le premier semestre. Parce que le patrimoine appartient à tous, nous allons aussi renforcer l’implication du grand public. Notre module de vote, qui a déjà prouvé son efficacité, sera développé pour permettre aux Français de devenir de véritables acteurs du sauvetage de leur patrimoine.
Enfin, la Fondation du patrimoine poursuit son travail de sensibilisation auprès des entreprises et des citoyens. Le patrimoine n’est pas qu’une question de mémoire, c’est un levier de développement économique, d’attractivité territoriale et de lien social. Notre mission est de le protéger, le transmettre et le valoriser pour les générations futures.
Alexis de Prevoisin
Je vous partage une citation de Baudelaire pour conclure cette interview : 'Le génie, c’est l’enfance retrouvée à volonté'. Que vous inspire cette citation ?
Guillaume Poitrinal
Elle me parle profondément. Dans le patrimoine, comme dans l’entrepreneuriat, il faut savoir regarder avec des yeux d’enfant, s’émerveiller, s’interroger, imaginer pour donner de l’élan à l’action ! L’enfance, c’est la curiosité intacte, la capacité à voir au-delà de la pierre, à percevoir l’âme d’un lieu. Quand nous sauvons un monument, nous ne faisons pas que restaurer des murs, nous réanimons une mémoire, une histoire, une émotion. Et pour cela, il faut garder cette part d’innocence et d’enthousiasme, cette capacité à rêver… qui donne envie d’agir !
Consultant pour le Realty, le Retail et l’horlogerie, Alexis de Prevoisin accompagne les marques de luxe dans leur stratégie client, leur développement, la formation. Auteur-conférencier de "Store Impact" (Dunod) et "Retail Émotions", il est correspondant horloger et expert expérience client pour le Journal du Luxe.

Exclusif