Chronique
"Précision" : le mot fétiche de la haute horlogerie de luxe
Publié le par Jeanne Bordeau
Cet article est né d’une étude qui provient d’un observatoire des mots. En lien avec cet observatoire, en cette année 2024 a été conçue une analyse complémentaire ciblée sur les mots du temps dans la haute horlogerie de luxe.
Les pages des écrans et des magazines frissonnent de messages multiples sur la haute horlogerie. Sommes-nous à ce point obsédés par le temps ? Dans le langage courant on entend parler de "temps réel", "temps long", "temps durable"... Mais la haute horlogerie nous parle-t-elle du temps ?
Les marques de montres semblent peu raconter le temps avec des mots créatifs. Le temps nous échappe, s’écoule, est insaisissable. Mais il est aussi précieux et merveilleux. Les grandes Maisons de haute horlogerie nous le disent peu. Elles le mesurent et nous assurent de la fiabilité de leurs garde-temps. Quel ressenti le client peut-il avoir du temps grâce à elles ? On ne le sait pas. C’est seulement dans le récit de leurs succès et de leurs histoires que les marques de haute horlogerie de luxe font surgir le temps.
Ainsi, Omega se décrit comme le chronométreur officiel des Jeux Olympiques 2024 et annonce posséder la première montre à être allée dans l’espace. À ce propos, le lien établi avec le temps est transmis par le terme étonnant de "durabilité spatiale".
Jaeger Lecoultre se place dans un défi de mesure du temps et distille sa propre histoire au travers d’étapes clés : "notre manufacture à travers le temps".
Tudor se réfère à son "héritage" naval. Rolex raconte la progression de ses créations : "en 1926, une étape majeure est franchie avec la création de la première montre étanche à l’eau et à la poussière. Baptisée Oyster".
Baume&Mercier égrène aussi ses succès avec des dates : "l’histoire débute en 1830", puis a lieu la création de son modèle phare : "Riviera made in 1973".
Paradoxalement presque toutes les marques étudiées soulignent la notion d’intemporalité : "l’intemporalité est une valeur fondamentale", "Reverso, intemporelle depuis 1931". N’est-ce pas étonnant quand on mesure le temps d’autant utiliser le mot "intemporel" ?
Alors quelles sont les Maisons de haute horlogerie qui parfois célèbrent le temps en dehors de leurs propres histoires ?
Audemars Piguetécoute l’écoulement du temps dicté par l’astronomie et la nature et remonte aux origines du temps. Ainsi dans une des dernières publicités de la marque, Vincent Cassel, par un jeu de questions réponses, nous aide à commencer de comprendre le temps.
Vacheron Constantin célèbre "le temps céleste". Pour la marque "le temps et l’espace ont toujours été intimement liés", c’est pourquoi "ses Cabinotiers" ont décidé cette année de rendre hommage aux origines astronomiques de la mesure du temps grâce à la collection intitulée "Le Temps Céleste".
Hermès, avec la montre Arceau, crée un sentiment de temps suspendu. Hermès prétend même "transformer les garde-temps en de vrais porte-bonne heure". Joli jeu de mots !
Mais, quand ces maisons se connectent au temps, c’est pour la plupart au travers d’expressions fatiguées comme : "au fil du temps", "au cours des années", "de longue date", "de tout temps", "des dizaines d’années d’expérience", "à travers le temps", "de génération en génération", "savoir-faire ancestral", "héritage". Peu de créativité vient nous chatouiller l’œil ou l’oreille !
Autre déception, les verbes qui sont les rois de cœur de la phrase, réels porteurs de sens sont peu inventifs. De façon répétitive on lit : "mesurer", "transmettre", "traverser", "perdurer", "durer", "perpétuer", "avancer", "maitriser".
Si le lexique des métiers et des ateliers est scanné sans arrêt sur les réseaux sociaux, il se réfère encore une fois peu au temps. On y lit des mots aussi éloquents qu’ésotériques sur les expertises comme "le travail sur des traces de fraisage", le "chanfreinage", ou encore le "sertissage" et le "guillochage".
Quant aux noms donnés aux montres ou aux collections, ils sont éclectiques. Si on en a détecté quelques-uns un peu liés à l’heure comme "l’instant", "rendez-vous", "Heure H", "Navitimer", "Top Time", les autres se relient à des univers variés tel l’art de vivre avec "Riviera" ou "Hampton". "Icône", "vertigo", "promesse", "présage", "pasha", "code Coco" sont des noms qui pourraient être les noms de tant d’autres objets précieux !
Un seul mot fétiche semble obséder les Maisons de haute horlogerie de luxe. C’est le mot "précision". C’est le mot clé qui veut prouver la haute qualité et la performance.
Ainsi Bretiling nous dit avoir toujours été "en avance sur son temps" et avoir conçu un chronographe d'une précision de deux cinquièmes de seconde, du jamais vu à l'époque. Sur le site internet de Seiko, on peut lire que "la manufacture Seiko s’est construit une réputation de précision". De même, Tag Heuer joue la précision : "Heuer Carrera Chronograph" offre une précision inégalée grâce à son mouvement de nouvelle génération.
Mais où est le temps dans ces aventures performantes ?
Enfin, les montres connectées sont nées. Elles sont notre conteur de vie et enregistrent jusqu’aux battements de notre cœur. Peu de récits à ce sujet ! Les univers métaphoriques choisis par les grandes maisons de haute horlogerie de luxe se succèdent : de l’aviation à l’automobile, de la plongée à l’art, du cinéma à l’espace, de la nature, au golf jusqu’à la musique. Mais point de métaphore sur le temps.
Dans cette chasse au trésor, on a pu seulement chez Audemars Piguet dénicher le mot "éternité" et les voir nous "ouvrir les portes de l’histoire du temps". Ou découvrir que Vacheron Constantin voulait nous faire entendre "la musique du temps". Mais c’est là une quête bien maigre. En effet, la palette des émotions que le client ressent tout le temps est immense. Il n’en est jamais question. C’est comme si ce que le client éprouvait dans les différents moments de sa vie était laissé de côté par ceux qui mesurent le temps.