Chronique

Une écriture "haute couture" renouvelée ?

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Chaque année, je présente mon quotient d’attractivité de l’expérience client. J’y commente les tendances en langage des marques de luxe en 2021-2022 et j’y analyse les façons d’écrire juste. Focus sur ce bilan.

Une identité de marque aux couleurs de l’époque.

Plus que jamais dans le luxe, la qualité et l’efficacité de l’écriture passent par une nouvelle exigence et une nouvelle valeur : l'écoresponsabilité qui déferle sur le luxe. Mais, parfois, les marques oublient que leur identité première ne doit pas être noyée sous cette vague verte incessante. Certes le luxe sort de ses frontières, c’est l'ère du métaluxe. Même si le web 3.0 nous réapprend le marketing et la créativité, le digital a toujours besoin du langage et certaines lois restent indémodables.

Ainsi, Stella McCartney, pionnière en la matière, comme La bouche rouge, a fait de l’authenticité sa raison d’être. Toutefois, La bouche rouge se présente et revendique quatre valeurs : "responsabilité, durabilité, traçabilité et créativité". La créativité de cette marque devrait rester dominante sans être étouffée par les termes "durabilité", "traçabilité" et "responsabilité".

La bouche rouge se veut être une "beauté en révolte" mais n’assombrit-elle pas son langage par trop de mots bannis, par trop de vocabulaire médical comme "perturbateur endocrinien", "cancérogène". Peut-être faudrait-il nuancer, car le luxe, même militant, doit rester un plaisir sans culpabilité. Pour écrire avec force et nuance, méfions-nous donc des bonnes intentions. Noyé dans ce vocabulaire "RSE", on en oublie presque qu’il s’agit d’une marque de maquillage !

Conscientes qu’une écriture haute couture nécessite force, finesse et équilibre, d’autres marques n’instillent dans leurs propos que ce qu’il faut de lexique vert et éco-conscient. Chloé se lie à l’agriculture organique et l’économie circulaire et sait garder de sa grâce et de son charme. Marine Serre, elle, n’oublie pas de parler de "crochet" et même rit avec "fichu pour fichu" tout en incarnant "l'upcycling" et une mode transformative, inventive à partir de matières existantes. Elle équilibre ses propos entre beauté et militantisme.

De son côté, Icicle nous propose "d'habiter le vêtement comme on habite la Terre" et touche juste avec son "made in earth". Icicle mériterait d’être félicité pour sa cohérence de fond et de forme en langage : une quintessence du durable et de la beauté. Une beauté apaisée, marquée par un "sens de la longévité" et par l’usage de "matériaux naturels" de "haute qualité" même dans ses boutiques.

L’écriture "haute couture" : exprimer la créativité avec force et doigté !

Le trop plein d’informations et l’usage d’expressions appuyées et répétées ne servent pas la volonté de créativité du luxe. De l’excès et de l’exagération, sans doute, faut-il se méfier ?

Patou fait par exemple preuve de créativité langagière en mélangeant le français et l’anglais. On peut lire : c’est la "fantaisie patouesque", le "Picky Patou", les "Patou days", le "PatouGether" ou encore le "play it cool à la Patou !".

Cependant, Patou abuse de jeux de mots en franglais et perd une partie de sa mythologie et de son style ! Les créations mythiques de Patou et l’aura inventif de son créateur, Jean Patou, qualifié en son temps de "l'homme le plus élégant d’Europe", exigeraient une langue qui sait exprimer ce "haut luxe" de façon plus juste, même s’il est devenu plus espiègle que durant les années de l’entre deux guerres.

Choisir un style et se distinguer, ce n’est pas alourdir le propos. Cela appelle haute expertise en langage ou parfois de décider d’un langage majoritairement visuel. C’est le cas de Charles de Vilmorin "intrépide" et "poète" qui sait être visible sans être bavard. En effet, la recherche d’authenticité parfois ne pousse-t-elle pas les marques de luxe à trop parler, semblant ainsi chercher à se justifier ?

Par ailleurs, offrir trop d’informations perd parfois le consommateur. L’hôtel Le Cheval Blanc déploie un langage créatif nourri. Il nous plonge dans les savoir-faire de ses "artisans d'exception marbriers, doreurs, ferronniers et autres mains de maîtres aux savoir-faire oubliés".

L’hôtel Cheval Blanc possède des ambitions élevées et affirme "revisiter les codes de l'hôtellerie de luxe avec audace et modernité". Or, cette modernité qui participerait à sa différence ne se retrouve pas incarnée dans son langage qui convoque les mots "classiques" du luxe, un peu "surutilisés". Ne lit-on pas ces mêmes mots en boucle chez tous les grands du luxe : "icône", "signature", "légende", "exception", "intemporel", "emblématique" ?

Irriguer des repères nouveaux.

Le luxe peine à irriguer ses repères nouveaux et sa créativité dans une langue vive et rénovée qui porterait la chair des changements de l’époque, les envies nouvelles profondes des consommateurs. Le défi est immense.

De jeunes créateurs commencent à nous montrer la voie. Ainsi, Ismane Ayissi mêle créativité langagière, éco-responsabilité et exclusivité… Il ose invoquer la "préciosité", apanage du luxe qui pour lui, ne s’apparente pas à la richesse : "l'expression de la richesse n’est pas la même chose que la préciosité : une étoffe ou un vêtement peut paraître simple, humble mais être précieux par la quantité de travail nécessaire à sa réalisation, par sa charge symbolique, parce qu’il est doux pour la nature…". Et il fait un lien avec son mythe fondateur, l'Afrique : "les textiles africains sont peu considérés dans le monde aujourd’hui mais ils sont précieux par la tradition dans lesquels ils s’inscrivent, par la précision artisanale de leur fabrication".

A noter que sur les réseaux sociaux, certaines marques plus patrimoniales réussissent à vivre dans l’époque. C'est le cas de Baccarat, où l créativité est au rendez-vous. On peut par exemple lire : "Born in 1841, designed for glory" ou "Baccarat Harcourt glass: 180 years of experience in stealing the show".

Pour ses rouges et produits de soin et beauté, la maison Hermès sait doser et n’abuse pas. Le rose est "rose nymphéa", l’orange est "orange capucine". À tout moment la marque cherche à être claire et comprise de tous les publics en restant elle-même. La marque à petits pas glisse ainsi : "on peut aimer en ces périodes de sécheresse le orange brûlé et le beige Kalahari".

Une nécessité : tisser une histoire.

Dans un temps de foisonnement des contenus, plus que jamais, avoir un style, c’est une fidélité à soi-même, c’est posséder une âme. "Le style est comme le cristal, sa pureté fait son éclat" soulignait Victor Hugo.

Deux attitudes se dessinent. Tout d’abord les marques patrimoniales. Souvent, elles savent puiser dans leur passé, leur mythe fondateur, les arguments et expressions sensibles qui balisent leurs récits.

La panthère, devenue l’un des symboles les plus évocateurs de la maison Cartier, constitue un fil d’or dans le récit de la marque. Depuis les années trente, les créations du joailler, colliers, bagues, montres et sacs, convoquent la panthère. Le "collier Pixelage emprunte le motif du pelage comme la force symbolique."

Cette panthère pour la maison est l’allégorie de l’indépendance et de la force féline de Jeanne Toussaint, son emblématique directrice artistique des années trente. Toutefois, cette panthère exigerait que dans le discours de la marque, on lise juste un peu plus d’expressions bondissantes, de verbes incarnant la vivacité et de mots souples et agiles, car filer une métaphore est exigeante et se joue en continu.

Les jeunes marques, quant à elles, réussissent à rester liées à leurs valeurs et à les diluer dans leurs messages pour donner un ton. De ses origines, sa famille et son pays natal, l'Afrique du Sud Thebe Magugu nourrit ses créations. Son langage puise dans ces liens forts. Apparaissent tour à tour dans son discours "le royaume du Lesotho" d’où vient la famille du créateur, sa mère "Iris Magugu", sa "grand-mère bien-aimée Matiego Magugu" et sa "ville natale Kimberley".

Le digital occupe également une place essentielle chez ces nouveaux créateurs : Thebe Magugu partage ses essayages sur Whats'App. Et sur Twitter, Imane Ayissi explique "faire entrer l'Afrique noire dans le cercle très fermé de la haute couture française". Oui, il revendique la qualité des savoir-faire africains et n’hésite pas à habiller Rossy de Palma au dernier festival de Cannes.

Enfin, comme le rappelle Victor Hugo : "les vrais grands écrivains sont ceux dont la pensée occupe tous les recoins de leur style." En termes de langage, n’en serait-il pas de même pour tous ceux qui veulent appartenir à l'univers du luxe ? Quels que soient leurs choix, leur langage doit avant tout, avec constance, occuper d’un même style et transversalement, tous les recoins digitaux qu’ils arpentent.

Jeanne Bordeau est linguiste, auteure et fondatrice de Madame Langage.

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