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Chronique

Luxe, surréalisme et temps de crises.

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"En période difficile, la mode est toujours extravagante". Cette déclaration, attribuée à Elsa Schiaparelli, pourrait s’appliquer à la synchronicité de l’engouement pour le courant créatif surréaliste de la mode de luxe, emporté par Daniel Roseberry chez Schiaparelli, avec la succession de crises sanitaires, géopolitiques et humanitaires qui se sont récemment abattues sur la communauté internationale.

Transcender le réel.

L’onirisme propre aux mouvements artistiques et de mode surréalistes a prouvé, du point de vue historique, qu’il permettait un affranchissement de la réalité qui était le bienvenu dans les temps troublés ayant suivi la première guerre mondiale. La transcendance de la réalité est également une spécificité du luxe, dans ses fonctions hédonistes et symboliques. La récente réémergence d’un courant créatif surréaliste dans les maisons de mode de luxe, avec notamment Loewe, Louis Vuitton, Moschino, Viktor & Rolf et le succès foudroyant de Schiaparelli s’explique notamment comme une réaction au contexte international tendu que nous vivons depuis ces dernières années. L’appétence particulière de la clientèle pour les réinterprétations contemporaines imaginées par Daniel Roseberry des pièces iconiques d’Elsa Schiaparelli – et notamment de ses collaborations avec Salvador Dali – témoigne de cet emballement pour la mode de luxe dans ses dimensions les plus radicales et artistiquement référencées, les plus à même de répondre à une double quête d’hédonisme et de transcendance.

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©Schiaparelli

Onirisme et affranchissement de la réalité.

C’est Elsa Schiaparelli, créatrice italienne ayant fondé sa maison de couture Place Vendôme à Paris en 1927, qui fit se rencontrer l’art surréaliste et la couture dès le début des années 30. Alors que la crise de 1929 succédait à la première guerre mondiale et à l’épidémie de grippe espagnole et instaurait des années d’austérité, son inspiration créative influencée par l’esthétique de son cercle d’amis artistes de la mouvance surréaliste, ainsi que ses collaborations artistiques avec Salvador Dali, Jean Cocteau, Christian Bérard ou Man Ray, ont introduit l’ironie et la conceptualisation dans la mode.

En rupture avec l’esthétique sobre de Chanel et les lignes épurées de Vionnet, les créations d’Elsa Schiaparelli insufflent une audace révolutionnaire, empreinte d’ironie surréaliste et de mise en spectacle du vêtement. Se revendiquant comme une "couturière inspirée", Schiaparelli adapte le processus créatif surréaliste, fondé sur la libération de l’inconscient et le pouvoir créatif du rêve, à la mode. Ses silhouettes iconoclastes permettent en fait à la créatrice (tout comme aux artistes surréalistes) de s’affranchir d’une réalité difficile pour se réapproprier le sens de leurs créations et proposer une forme de réalité alternative fondée sur le pouvoir de l’imaginaire.

Basé sur l’exploration du monde onirique, le surréalisme d’Elsa Schiaparelli mêle trompe-l’œil (pull à nœud papillon), anthropomorphisme (robe squelette), fragmentation symbolique du corps (broderies œil, lèvres, oreille, …) et ironie (chaussure-chapeau ou robe homard cocréées avec Dali). La clientèle y trouve une réponse à son besoin d’évasion imaginaire et d’enchantement.

Luxe et transcendance de la réalité.

L’essence originelle du luxe réside dans sa dimension anthropologique et son rapport symbolique au temps et - par voie de conséquence – à la mort. Les objets de luxe ont, dans l’imaginaire des consommateurs, ce pouvoir de défier le temps et la mort. Les premières manifestations du luxe, dès l’ère paléolithique, se sont en effet construites comme des phénomènes culturels caractéristiques du lien social (avec le don symbolique de bien somptuaires décrit par Marcel Mauss) et du rapport au sacré (avec les rites funéraires et les offrandes aux divinités).

Aujourd’hui encore, l’achat d’un bien luxueux permet aux consommateurs d’accéder à une formation imaginaire, qui transcende la réalité et réduit l’angoisse existentielle. Historiquement, les périodes de crise particulièrement anxiogènes (première guerre mondiale, attentats du 11 septembre, crise financière de 2008…) ont été suivies de hausses de la consommation de luxe. Le revenge shopping post-confinement de 2020 en est un exemple frappant.

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©Moschino

Cet effet de transcendance est amplifié lorsque l’art se mêle au luxe et que les maisons proposent des pièces inspirées du surréalisme, évocatrices d’un univers onirique. Ainsi, depuis le début de la pandémie de Covid fin 2019, les créateurs de plusieurs maisons de mode de luxe ont proposé des collections teintées de surréalisme. Si Maria Grazia Chiuri avait déjà exploré les codes de ce mouvement artistique avec la collection Christian Dior Haute Couture Printemps-Été 2018, c’est suite à la déclaration de l’épidémie que les références se sont multipliées avec la collection Louis Vuitton Automne-Hiver 2020 par Virgil Abloh en hommage à Magritte, les collections Loewe Printemps-Été 2022 et Automne-Hiver 2022, Viktor & Rolf Haute Couture Printemps-Été 2022 ou encore Moschino Automne-Hiver 2022. Quant à Daniel Roseberry, nommé en 2019 à la direction artistique de Schiaparelli, ses créations audacieuses ont enfin donné un nouvel élan à la maison relancée en 2012 par Diego Della Valle, PDG du groupe Tod’s.

Appétence du marché pour les réinterprétations des pièces iconiques de la mode surréaliste d’Elsa Schiaparelli.

Américain, transfuge de Thom Browne, Daniel Roseberry impose, dès sa nomination, sa vision essentiellement surréaliste de l’héritage de la maison et sa volonté de prendre d’assaut les tapis rouges. Malgré la pandémie, Schiaparelli conquiert les stars américaines de Cardi B à Lady Gaga et Beyoncé, ainsi que les icones de la mode que sont Kim Kardashian ou Bella Hadid. Celui qui décrit, pour le WWD, sa vision de Schiaparelli comme "la fusion du patrimoine de la maison, des traditions parisiennes et de la pop culture américaine" parvient à rendre la maison de Haute Couture incontournable, tout en étant d’avant-garde, et à développer un prêt-à-porter extrêmement luxueux et très rentable, qui laisse la part belle aux réinterprétations des collaborations artistiques d’Elsa Schiaparelli avec les artistes surréalistes ainsi qu’aux codes iconiques de la fondatrice. Il propose notamment des réinterprétations contemporaines et audacieuses de la robe-squelette, du pull à nœud papillon, de la cape Zodiaque transformée en veste, les boucles d’oreilles Anatomie et le néo-chapeau-chaussure réalisé par Stephen Jones Millinery. Ces pièces emblématiques sont celles que s’arrachent les célébrités ainsi que la clientèle, principalement américaine et asiatique.

Alors que l’exposition rétrospective "Shocking ! Les mondes surréalistes d’Elsa Schiaparelli", doit ouvrir ses portes début juillet 2022 au Musée des Arts Décoratifs de Paris, il ne fait nul doute que la demande de ces pièces inspirées des archives de la maison ne va cesser de croître.

Sandra Krim est professeure et consultante dans le luxe, la mode et l’image de marque.

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