Et si Black is King était la seule chose à retenir pour le luxe en 2020 ?

Publié le par Journal du Luxe

Nicolas Chemla, consultant en stratégie de marque, professeur en marketing, anthropologue et auteur du roman Monsieur Amérique aux Éditions Séguier et de Luxifer, pourquoi le luxe nous possède, décrypte en exclusivité pour le Club des Chroniqueurs, la force du film de Beyoncé « Black is King ».

Une ode à la créativité noire et « panafricaine »

Partout, une majorité de gens rêvent de « cancel 2020 ». L’année qui s’achève semble nous avoir englué dans un immobilisme morbide, et nous sommes tellement assommés de news d’apocalypse – ce sentiment diffus de fin du monde permanent – qu’on en oublierait presque qu’on est à l’aube d’une nouvelle décennie. Dans ce contexte, l’indestructible Beyonce, plus reine que jamais, fait preuve d’un optimisme visionnaire rafraîchissant avec son film Black is King, sorti cet été sur Disney +… Il y a évidemment plein d’autres choses à retenir de 2020, mais il est possible que cette ode à la créativité noire et « panafricaine » soit ce qui dessine le mieux le « nouveau luxe » qui vient.

En vrai, 2020 n’a pas été si terrible que ça pour le luxe. Il y a eu Chanel numero 5 qui nous promet la lune, Matthew Williams qui reprend les rênes de Givenchy, la consommation qui repart à la hausse dès la fin du premier confinement, les prix qui augmentent sans que les consommateurs s’en offusquent, Dior qui fait un défilé très « this is my church » et qui lance la première collection capsule pour le Singles Day chinois, le « show on the wall » très Low-Tech et Covid-friendly de Loewe, l’enrichissement des expériences de e-commerce ou des personal shoppers sur zoom, Philip Plein qui rentre directement dans le Top 10 Européen et n°1 en Russie avec son nouveau parfum ultra-bling « No Limit$ » (le flacon en forme de carte AmEx Black !), au nez de tous les défenseurs du bon goût et les cris horrifiés du microcosme parisien, Balenciaga qui pousse toujours plus loin la blague et confirme la connaissance de sa cible avec ses 20 sculptures de Daddy Sneakers en titanium à 5000 euros pièce … Autant de preuves Luxifériennes que le luxe se nourrit de l’énergie des crises et du sentiment de fin du monde, célébrant pour toujours le triomphe de l’ego, du plaisir et de la créativité sur la finitude, la misère et la maladie. Il y a eu surtout la proposition révolutionnaire de Hublot d’utiliser la blockchain pour garantir la sécurité du consommateur, qui annonce véritablement une nouvelle ère dans le luxe…

Mais rien de tout cela ne me paraît aussi spectaculaire, excitant, rafraîchissant, rien de tout cela ne représente un geste créatif, artistique et politique aussi audacieux que celui de Queen B avec son Black is King, son film musical vaguement inspiré du Roi Lion, que Vogue US a présenté comme le « afrocentric fashion moment we’ve been waiting for ».

Classée par Forbes parmi les 50 femmes les plus influentes au monde, Beyoncé propose de changer le regard sur la blackness et d’écrire un nouvel Évangile de la fierté Noire qui relègue aux oubliettes les stéréotypes racistes. Armée de 7 réalisateurs, Queen B convoque plus d’une centaine d’artistes, Blacks d’Afrique et d’ailleurs, pour un vibrant panorama de la créativité noire contemporaine.

Un film remarquable pour l’univers du luxe

Tout d’abord, il inscrit définitivement le continent africain, trop longtemps ignoré, sur la carte du luxe mondial, alors qu’il est riche d’une population jeune et dynamique, avide de nouveautés et de nouvelles solutions plus durables, de nouvelles modes à la fois internationales et plus « locales »… Longtemps réduit à une caricature de « fils de dictateur », le consommateur/trice de luxe africain se révèle dans sa diversité : entrepreneurs des médias, de la mode ou de la tech, créateurs, acteurs et chanteurs, innovateurs avides de solutions durables, …

Ensuite, parce que, aux côtés de créations époustouflantes des Usual Suspects qui l’accompagnent depuis des années (Valentino, Mugler, Burberry,… ), Beyonce dresse un panorama magnifique de tout ce que le continent et la Black Diaspora compte de créateurs qui, à n’en pas douter, feront le luxe et la mode de la décennie à venir… Et on ne peut qu’être soufflé par ce maelström de couleurs et de styles, tous plus fous les uns que les autres, à la fois résolument futuristes et ancrés dans les héritages et traditions africains (voir notre sélection à la fin de l’article).

Non contente de redessiner la carte du luxe mondial, Beyoncé apporte sa contribution à la redéfinition des standards de beauté – en cours depuis 20 ans au moins, mais à laquelle elle apporte une pierre essentielle avec toute sa puissance de frappe habituelle : son hymne « Brown Skin Girl », que Vulture considère comme « une révolution en 6 minutes ». On y croise aussi bien Naomi Campbell que l’actrice Lupita Nyong’o et la fille de Beyonce, Blue Ivy Carter, et Queen B s’autorise même un pied de nez aux nouveaux puristes de l’anti-racisme essentialiste en incluant des modèles du sous-continent Indien (alors que l’on reproche souvent aux actrices de Bollywood par exemple de promouvoir le blanchissement de la peau), enfonçant un peu plus le clou de la vraie diversité, à l’opposé des sempiternels débats intra-communautaires sur la « vraie » noirceur. Beyoncé préfère célébrer toutes les nuances de « brown ».

Enfin, parce que Black is King a beaucoup à nous apprendre à propos d’une problématique qui agite les cercles du luxe depuis quelques temps et qui va s’amplifier dans les années à venir : l’appropriation culturelle. Certains en effet n’ont pas hésité – même s’ils admettent être gênés de devoir faire ce reproche à une Noire – à taxer Beyonce d’appropriation culturelle : le film serait une insulte à l’Afrique, l’exemple même de cet impérialisme qui pille des symboles qui ne lui appartiennent pas, à des fins purement commerciales : de quel droit se déguise-t-elle en Oshun, la déesse Yoruba des rivières ? De quel droit ses danseurs portent-ils des masques Dogon ? Comment ose-t-elle évoquer la symbolique de l’eau alors que celle-ci fait l’objet de tensions majeures sur le continent ? Certes, le film n’est pas disponible sur le continent africain, et Beyonce a jusqu’à présent évité d’y faire des tournées. Mais le bad buzz est vite passé, ne résistant pas à l’analyse. Beyoncé offre une plateforme et une visibilité inespérées et inédites à des créateurs Noirs encore peu connus aux US et en Europe. Les bénéfices générés par la vente sur son site de certaines tenues du film (écoulées en quelques heures à peine) ont été reversés à des « black-owned businesses ».

Mais surtout, Beyoncé ne s’est pas excusé. Elle illustre parfaitement un point que j’évoque régulièrement à propos du luxe : « haters gonna hate », ou, comme le dit Kanye, « If people don’t hate then it wont be right », en bon français : on ne peut pas plaire à tout le monde. Le luxe n’est pas fait pour plaire, il est fait pour fasciner, créer le désir, la fièvre et l’émerveillement. Quelles que soit les compensations, les bonnes intentions, les initiatives, il y aura toujours moyen de trouver à redire, parce que le luxe est foncièrement inégalitaire, déraisonnable et scandaleux. En véritable artiste, Beyoncé effectue un geste créateur et visionnaire, qui dessine un nouvel avenir et une nouvelle beauté. Elle comprend que la culture n’est pas une propriété, elle n’est pas figée, elle est toujours fluide, hybride, enrichie des gestes créateurs des uns et des autres.

Pour finir, comme promis, je vous laisse sur ce feu d’artifice de couleurs et de beauté, qui me paraît la meilleure manière de terminer cette année, et d’aborder la nouvelle décennie.

Crédit à la une : ©DisneyPlus

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