Exclusif
"Versace, les liens du sang" : interview exclusive avec le réalisateur Olivier Nicklaus.
Publié le par Eric Briones
À l'occasion de la diffusion du documentaire "Versace - Les liens du sang", qui retrace le parcours aussi glorieux que tragique de la famille Versace, le Journal du Luxe a pu s'entretenir avec son réalisateur Olivier Nicklaus.
Journal du Luxe
Pourquoi proposer un tel titre "Versace - Les liens du sang" ?
Olivier Nicklaus
J’ai choisi ce titre pour souligner l’angle que je voulais traiter qui était la fratrie. Il y a eu des documentaires sur Gianni ou des documentaires sur Donatella. Mais aucun documentaire n’avait retracé leur histoire depuis le début jusqu’à maintenant, en focalisant sur le lien familial. J’ai choisi de montrer comment au départ, ces liens familiaux avaient favorisé l’installation rapide de l’empire avec une répartition claire des rôles : Gianni en génie créatif, Santo en directeur administratif et commercial (un peu comme Pierre Bergé l’avait été pour Yves Saint Laurent), et enfin Donatella avec un rôle plus mineur de muse au départ, mais ce rôle n’a cessé d’évoluer, prenant de plus en plus de pouvoir au fil du temps. Quand l’apogée de leur succès a été atteint au début des années 90, des tensions sont apparues. Autrement dit, pour les Versace, les liens du sang ont été une force pendant longtemps, mais il est aussi arrivé un moment où ces mêmes liens (et les tensions afférentes) ont menacé la stabilité de l’empire. Et puis bien sûr, c’est absolument unique dans l’histoire de la mode qu’une sœur succède à un frère à la direction artistique d’une maison. Et aujourd’hui, Donatella est à la tête de Versace depuis 26 ans alors que Gianni n’y est malheureusement resté que 20 ans.
Journal du Luxe
À votre avis, la marque serait-elle aussi forte aujourd’hui, si Gianni était encore là ?
Olivier Nicklaus
Ce qui est certain, c’est que la mort de Gianni, si elle a été une tragédie humaine a été aussi une tragédie commerciale pour la maison Versace, qui a perdu énormément d’argent dans les années qui ont suivi sa mort, et qui a même frôlé plusieurs fois la banqueroute. Puis, après avoir touché le fond financièrement, mais aussi à titre personnel, Donatella a peu à peu remonté la pente, jusqu’à revendre la maison au groupe américain Capri en 2018 pour 2 milliards de dollars, tout en conservant son poste de directrice artistique (et en maintenant sa fille Allegra à un poste plus discret), ce qui est une gageure remarquable.
Journal du Luxe
En quoi Donatella a-t-elle réinventé Versace ? Quel est l'essence du style injectée par Donatella ?
Olivier Nicklaus
Donatella a toujours gardé l’ADN de la maison Versace, à savoir une mode sexy, glamour, féminine, et clairement du côté du maximalisme. Mais à l’intérieur de ça, elle a fait évoluer le style de la maison. En tâtonnant au début, et en commettant quelques erreurs, notamment la courte période où elle a voulu signer de ses initiales D.V., ou de son prénom, Donatella. Mais elle a fini par revenir au nom Versace. Sur le style proprement dit, elle a supprimé les accumulations d’ornements, calmé le jeu sur les imprimés, sur un sexy trop évident, orientant ses choix vers une mode plus sensuelle que frontalement sexy. Elle raisonne moins que Gianni en terme d’impact d’une silhouette forte dans les magazines, mais davantage en termes de portabilité au quotidien. Comme Gianni, elle revendique une mode pour une femme forte, qui ose, et à cet égard, elle a su rencontrer son époque, avec cette idée de l’empowerment féminin. Lors du dernier défilé grandiose à Los Angeles, elle a montré qu’elle pouvait faire des étincelles sur le tayloring. Enfin, elle n’a pas son pareil pour continuer à faire le buzz avec les célébrités du moment, notamment sur les réseaux sociaux, un médium que n’aura pas connu Gianni.
Journal du Luxe
Donatella Versace est-elle une icône de la résilience féminine ?
Olivier Nicklaus
Cela paraît contre-intuitif d’associer le concept de féminisme à une femme qui a l’apparence de Donatella Versace : blonde, bronzée, ouvertement passée par la chirurgie esthétique, soit la soumission à tous les canons d’objectivation du corps de la femme. Et pourtant, si l'on regarde bien son parcours, il peut en effet être lu ainsi. D’abord simple muse, elle obtient du vivant de son frère qui lui laisse la direction artistique d’une des innombrables lignes parallèles de Versace, la ligne Versus, qui était conçue pour une clientèle plus jeune et donc moins onéreuse. Autrement dit, elle n’a pas attendu la mort de son frère pour montrer ses ambitions. La lutte a été âpre mais elle a bel et bien conquis de plus en plus de pouvoir au fil des années. Ensuite, le pivot a été évidemment la mort de Gianni en 1997, puisque, même s’il y a eu d’énormes doutes à la fois dans la famille et à l’extérieur sur sa capacité à reprendre la direction artistique, elle a finalement convaincu tout le monde qu’elle était la bonne personne. Elle a su redresser la maison et mieux, se l’approprier, ce qui n’était pas un mince défi. Elle est donc bel et bien une femme forte, qui s’est accomplie, et qui peut donc à juste titre revendiquer le discours sur l’empowerment féminin.
Journal du Luxe
Quelle est la place de Versace dans un monde de la mode dominé par le Quiet Luxury ?
Olivier Nicklaus
Le phénomène du Quiet Luxury s’adresse à une population qui a beaucoup d’argent mais qui ne veut pas forcément le montrer. Les maisons maximalistes comme Versace s’adressent à un autre public qui a lui aussi beaucoup d’argent, mais parfois de fraîche date, et entend que ça se sache. Pour ce public, pas question de Quiet Luxury. Il recherche une mode ostentatoire et immédiatement reconnaissable. Pour lui, Versace est une maison parfaite, avec ses logos méduses, ses frises Greca, ses dorures, etc. Et là, on ne parle pas seulement de vêtements puisqu’aujourd’hui, vous avez des yachts Versace, des hôtels Versace, et même des appartements Versace clé en main où tout, du sol au plafond, est siglé Versace.
Journal du Luxe
Comment voyez-vous le futur de la saga Versace ?
Olivier Nicklaus
Un grand chapitre a été tourné avec la vente au groupe Capri en 2018. Santo Versace est définitivement sorti du jeu. Allegra, si elle fait encore partie officiellement de la maison, a résolument choisi de jouer un rôle mineur, en retrait : il n’est pas question qu’elle reprenne la direction artistique de la maison. Reste Donatella, qui a 68 ans, et qui a donc largement dépassé l’âge de la retraite italien qui est de 65 ans ! Blague à part, elle avait négocié un premier contrat de cinq ans à la direction artistique au moment de la vente en 2018. Elle est donc en train de négocier le renouvellement de ce contrat avec Capri. On peut imaginer qu’ils vont trouver un accord et qu’elle va repartir pour cinq ans avec eux. Ils auraient tort de se passer d’elle : outre qu’elle a su trouver son style, et un style qui marche, elle a un savoir-faire hors du commun avec les célébrités et les réseaux sociaux, les deux critères absolus dans le luxe aujourd’hui, hors Quiet Luxury. On le voit avec Vuitton qui recrute Pharrell Williams par exemple. Versace est le cœur de la vie de Donatella aujourd’hui. Je pense qu’elle aura du mal à passer la main. Pour ne parler que des membres de la fratrie initiale, il reste donc un chapitre passionnant à observer de cette saga.
Le documentaire "Versace - Les liens du sang", à retrouver dès aujourd'hui en ligne sur Arte.