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« Alors que les stars fascinaient, les célébrités, elles, inspirent » Rémy Oudghiri, Sociovision
Publié le par Eric Briones
Quelle place occupent les célébrités dans la vie des Français à l'ère des réseaux sociaux ? Les "vraies stars" existent-elles encore ? Quelle influence ont les célébrités d'aujourd'hui ? Les marques de luxe ont-elles toujours intérêt à s'associer à ces nouvelles figures ? Autant de questions auxquelles Sociovision et Brain Value (filiales du groupe Ifop), en partenariat avec Gala et Media Figaro, ont tenté de répondre à travers une étude dense et approfondie menée auprès de 1 500 Français âgées de 15 à 75 ans. Décryptage avec Rémy Oudghiri, sociologue et Directeur Général Sociovision.
Journal du Luxe
Selon votre étude, 55 % des Français pensent qu’il n’y a "plus de vraies stars". Est-ce le signe d’une perte d’aura ou d’une réinvention du prestige à l’ère de la micro-célébrité ?
Rémy Oudghiri
C’est une transformation de notre relation aux gens célèbres. Celle-ci suit les progrès de la technique. Au début du XXème siècle, Sarah Bernhardt semblait rare, lointaine, inaccessible. Avec le cinéma, naissent véritablement les "stars" (Greta Garbo, Ava Gardner, Marylin Monroe…) qui deviennent plus accessibles, augmentent leur aura mais gardent cependant leur part de mystère. En France, l’âge d’or des stars (Alain Delon, Brigitte Bardot…) coïncide avec les Trente Glorieuses et la puissance des mass médias (télévision, radio, presse). Depuis un quart de siècle, nous vivons une multiplication et une fragmentation du paysage médiatique. Aux stars connues de tous, succèdent les célébrités connues d’une partie seulement du public : jeunes, fans de mode ou d’un sport en particulier, etc. Bien que moins célèbres que les stars, les célébrités suscitent plus d’engagement car elles peuvent être suivies en permanence sur les réseaux sociaux, selon une logique des flux, typique de notre époque. Si leur aura est moindre, leur capacité d’influence est sans doute plus grande. La star fascinait ; la célébrité inspire.
Journal du Luxe
Vous soulignez que 86 % des Français se disent inspirés par des célébrités. Comment différencier la simple influence ponctuelle d’un réel impact culturel sur le long terme ? Y a-t-il des profils qui "durent" plus que d’autres ?
Rémy Oudghiri
L’étude montre que les célébrités qui nous ont influencé adolescents nous suivent toutes notre vie et, cela, quelle que soit la génération à laquelle nous appartenons. L’adolescence est le moment où chaque individu se construit et trouve dans les personnalités célèbres des modèles auxquels s’identifier. Leur impact persiste toute une vie.
Par ailleurs, notre étude a permis de déterminer les conditions indispensables à la longévité d’une célébrité : un talent hors norme qui évolue avec le temps, une personnalité singulière qui cultive sa singularité avec authenticité, et un savant équilibre entre le mystère et la proximité. À l’époque des réseaux sociaux, il faut être capable de conserver la bonne distance pour maintenir une part d’inaccessibilité et entretenir le désir. Pour toutes ces raisons, les célébrités issues de la téléréalité ont un cycle de vie très limitée. Les "influenceurs" ont aussi encore du mal : 82% des Français considèrent qu’ils "ne sont pas de vraies stars".
Journal du Luxe
65 % des jeunes trouvent naturel que des célébrités incarnent les marques qu’ils aiment. Est-ce une opportunité ou un piège pour les marques de luxe, qui doivent équilibrer rareté, légitimité et influence ?
Rémy Oudghiri
C’est évidemment une opportunité, car cela permet de fédérer une communauté de fans autour de personnalités qui jouent le rôle de repère et de modèle inspirant. Dans la mesure où elle incarne des valeurs et un style de vie, la célébrité apporte une profondeur à la marque et une touche d’humanité indispensable au sein d’une génération qui vit à l’âge de la profusion des contenus. Cela donne du sens et une légitimité à la marque. Le danger réside dans le fait qu’une marque ne peut contrôler totalement l’évolution d’une personnalité célèbre et toute déviation par rapport à l’image initiale peut détourner les jeunes de la marque qui lui est associée. Il est déjà arrivé à la moitié des jeunes que nous avons interrogé de boycotter une célébrité qu’ils appréciaient car ils n’étaient pas d’accord avec ses idées ou ses actes. Un comportement qui rejaillit inévitablement sur les marques de luxe concernées.
Journal du Luxe
On note une attente croissante en matière d'engagement. La prochaine étape pour les célébrités, c’est l’éthique de la visibilité ? Peut-on imaginer demain des icônes "écologiquement correctes" devenir prescriptrices du luxe responsable ?
Rémy Oudghiri
Si la moitié des personnes que nous avons interrogées attendent des célébrités qu’elles s’engagent, cela reste une arme à double tranchant, surtout dans le monde très polarisé d’aujourd’hui. S’engager vous éloigne mécaniquement d’une partie du public. Or les valeurs comptent aujourd’hui plus que jamais. D’où la tentation de taire ses convictions. Et c’est parfois le bon choix : dans notre étude, nous avons constaté que la majorité des personnes interrogées valorisent le sens de la mesure voire le silence des stars lorsqu’il s’agit des grands thèmes d’actualité ou des débats de société. Il faudrait que la cause écologique devienne un combat fédérateur, ce qui est moins le cas aujourd’hui qu’il y a quelques années. Chaque jour, ce qui paraissait des "avancées" semble remis en cause, sans parler de ce qui se passe aux États-Unis. Cela étant dit, la fonction d’une marque de luxe n’est-elle pas d’être pionnière ? Dans ce cas, celle-ci doit inscrire son engagement dans la durée et s’associer à une célébrité sincère sur ces sujets. Il est clair que la crise écologique n’est pas derrière, mais devant nous, et les marques de luxe ont déjà amorcé le virage vers un luxe plus responsable. Donc, il y a clairement des places à prendre… et des célébrités à embarquer.
Journal du Luxe
Un jeune sur trois rêve d’être célèbre. Comment interprétez-vous ce fantasme collectif ? Est-ce une quête de reconnaissance, un rejet des parcours traditionnels ou une forme d’activisme existentiel ? Le phénomène était-il aussi fort chez les Millennials au même âge ?
Rémy Oudghiri
Il faut distinguer ce qui relève des effets d’âge et ce qui relève des effets de générations. En soi, que la jeune génération rêve d’être célèbre, comme notre étude le confirme, n’est pas nouveau. C’était le cas des Millenials et même de la génération X. C’est un effet d’âge : les jeunes sont au début de leur vie et une partie d’entre eux ont légitimement des rêves de grandeur.
Le fait nouveau est que les voies de la célébrité, à l’ère digitale, se sont fortement élargies. Désormais, on peut devenir riche et célèbre sans passer par les voies classiques (écoles, conservatoires, médias traditionnels, cinémas…). Les réseaux sociaux permettent à des personnes qui n’ont aucun capital familial, économique ou culturel de sortir du lot rapidement par la seule force de leur talent et de leur débrouillardise. Les influenceurs incarnent ce nouveau modèle de la réussite sociale. C’est un fait propre à la Génération Z et c’est la raison pour laquelle son envie de célébrité est plus marquée que pour les générations précédentes. Elle crée un type de célébrité assez nouveau, "l’entrepreneur aux multiples talents", comme Lena Situations ou Squeezie, que l’on va retrouver dans des domaines très différents (jeu vidéo, mode, développement personnel, luxe…). C’est devenu le rêve d’une partie de la génération Z.