[ITV : D. Degryse] Les coulisses de la digitalisation du retail

Publié le par Journal du Luxe

La digitalisation du retail est un enjeu majeur pour les marques. Didier Degryse, spécialiste du secteur depuis plus de 25 ans et Directeur Général de la société MX Data nous livre sa vision depuis les coulisses des systèmes d’information. Interview.

Journal du Luxe : Derrière le terme « data » se cache tous les leads générés par une entreprise, quelles données vous intéressent le plus et comment les rendre actionnables pour augmenter la performance dans le cycle de vente phygital ?

Didier Degryse : Il y a à mon avis deux facettes à prendre en compte dans cet enjeu : quelles données et quelle forme leur donner après traitement.

Les données à prendre en compte qui apportent une valeur ajoutée directe au client : les informations de présence en stock, bien sûr, car elles conditionnent un déplacement en magasin. Le client souhaite gagner du temps, pas en perdre. Cela suppose que la mécanique des flux soit bien huilée et la prise en compte de l’information en temps réel. Pour améliorer l’efficacité de la boutique, les flux produits et les services qui les entourent sont primordiaux. Le développement des modes de livraison et leur performance, cruciale pour la satisfaction client, viennent enrichir les données et les enseignements qu’on peut en tirer.

Si on dispose de données issues de la consultation de bornes en magasin par exemple, ou de catalogues interactifs, elles méritent aussi toute l’attention possible : il faut analyser les parcours clients sur ces nouveaux modes d’interaction de la clientèle avec la marque, comme on analyse les parcours du client sur le site e-commerce.

Les historiques clients sont nécessaires au vendeur afin de mieux cerner son profil et son potentiel. On peut dans bien des cas faire de meilleures recommandations car un historique décrit une appétence. Mais attention : celle-ci évolue bien sûr dans le temps. Il faut résister à la facilité de figer le client dans un profil à un instant T. C’est à cela que servent les segmentations : comparer à différentes périodes les passages d’un segment à l’autre, suite à des campagnes de communication personnalisée ou des campagnes commerciales spécifiques. La disponibilité de l’historique ne remplace pas le dialogue avec le client : au contraire, elle le supporte et l’enrichit. Et le vendeur a toujours le rôle principal à jouer !

ecommerce

Les outils de clienteling permettent une bien meilleure prise en main des données client via des dashboards qui concentrent des informations compréhensibles très rapidement. A condition d’avoir consulté les équipes du terrain sur leurs attentes précises. Sinon, ils ne pourront pas s’approprier ces dashboards. A cet égard, il convient aussi de mettre en relief l’importance de l’évolution des besoins : on doit pouvoir faire évoluer ces dashboards très vite avec les outils mis à disposition.

Il faut aussi souligner l’importance du format de reporting : on ne peut se contenter de fichiers « plats ». La data visualisation est cruciale : c’est elle qui rend les données beaucoup plus rapidement compréhensibles et doit déclencher les actions adéquates. C’est pour cette raison qu’il y a de plus en plus d’acteurs sur ce marché. Avant, la mise en forme était fastidieuse et chronophage. Aujourd’hui, les outils du marché permettent d’accéder à l’information utile plus rapidement car ils sont aussi plus ergonomiques, voire ludiques.

Journal du Luxe : Quels indicateurs intéressent principalement les marques aujourd’hui et quels sont ceux qui vous semblent délaissés malgré leur intérêt potentiel ?

Didier Degryse : Il est évident qu’avec le centrage des stratégies autour du client, ce sont ces données qui sont aujourd’hui l’objet de la plus grande attention. Même si ces dernières sont nombreuses, elles permettent d’anticiper la demande, d’orienter la production et de concevoir de nouveaux services. Elles aident également à la prise de décision en termes de partenariat lorsqu’on sous-traite une partie de ses services par exemple.

Les analyses de ventes de produits, leur rotation et surtout l’optimisation des flux d’approvisionnement, pour coller aux mieux aux fluctuations des ventes, sont aussi très importants aux yeux des marques. En retail, avec l’avènement du e-commerce et la progression du mobile, ces contraintes conditionnent les stratégies d’approvisionnement. On est bien sûr encore en apprentissage au fur et à mesure que les stratégies évoluent, pour mieux prendre en compte les canaux qui finissent par être investis par une marque. N’oublions pas que dans le luxe, c’est la rareté qui fonde la logique de la marque. L’exercice visant à maximiser les gains tout en préservant cette rareté suppose une logistique où les indicateurs liés aux flux sont particulièrement suivis pour éviter de prendre des décisions qui entament la rentabilité.

Experience Client

On constate, quand les marques s’équipent de solutions de CRM, qu’elles cherchent bien sûr à sortir de l’intuition éprouvée pour leur clientèle, afin d’aller vers des données solides qui leur permettent de mieux tracer ses contours. La segmentation des clients et son évolution, par exemple la fréquence des visites des clients, et surtout des meilleurs, n’est pas encore pratiquée par toutes les marques.

Les systèmes d’analyse du trafic en magasin se sont beaucoup développés, toutefois les données fournies ne semblent pas toujours exploitées de manière pertinente. Cela ne concerne pas seulement la gestion de l‘attente lors du paiement mais également les équipes présentes en surface de vente pour servir le client et l’impact sur les plans de merchandising en vitrine par exemple.

Il faut se préoccuper de la priorisation et de l’organisation de la donnée, et s’assurer de sa pertinence aux différents maillons de la chaîne de vente.

Journal du Luxe : L’analyse de la Data peut s’avérer être un levier de facilitation ou de complexification des flux dans l’entreprise. Comment faire en sorte qu’elle amène de l’agilité en point de vente ?

Didier Degryse : On parle beaucoup de temps réel (et on nous le demande aussi ! ) afin d’être en mesure de répondre aussi vite que possible aux impératifs opérationnels. Analyser la donnée suppose une prise de décision rapide sur la base de cette analyse. Il faut alors que l’échange de données via les interfaces entre les systèmes puisse soutenir ce rythme.

Les outils d’analyse de la data ne sont plus réservés au top management : ils concernent toutes les équipes ! Les opérationnels, en magasin, au e-commerce, tous ont besoin d’acquérir ou de renforcer une culture de la donnée.  Ils en sont demandeurs. Il y a donc une vraie demande interne à satisfaire. Et les équipes du terrain à écouter.

Vente multicanal

L’agilité au point de vente implique qu’avec l’essor des services liés au web-to-store (click&collect, e-réservations etc), pour ne citer que celui-ci, les équipes du magasin sachent très précisément ce qui va se produire (et à quel moment) et donc soient capables d’anticiper de manière indépendante. Les équipes des magasins et notamment les managers, sont de plus en plus des pilotes, voire des chefs d’entreprise. En plus des directives du siège, les marques comptent sur leur prise d’initiative et de décision. Elles sont donc demandeuses d’alertes, de rapports et de plannings à éditer quotidiennement, voire en anticipation, afin d’organiser et de prévoir l’activité du magasin.

Journal du Luxe : La relation client est une des composantes de plus en plus valorisée dans le Luxe, comment les SI peuvent accompagner les équipes en point de vente afin d’offrir le service le plus adapté au client ?

Didier Degryse : N’oublions jamais que le contact physique valorisant avec le client ne peut que le conforter dans ses intentions d’achat et dans la confiance qu’il a envers la marque. Et toutes les études le montrent : le client se déplace en magasin précisément quand il sait que son expérience en magasin est enrichissante. En conséquence, c’est à l’équipe du magasin que revient une bonne part de l’enrichissement de cette expérience.

Le Retail est une science

 

Donc il faut d’abord et surtout, écouter tous les futurs utilisateurs des systèmes. Le recueil de leurs besoins, leur feedback en période de test et le dialogue permanent pour faire évoluer les outils conditionnent le succès d’un projet. Un acteur comme M.X. DATA est souvent chargé de faire en sorte que tous communiquent et se comprennent : les équipes utilisateurs au siège comme les équipes opérationnelles des magasins. Si toutes les demandes ne sont parfois pas compatibles, il faut arbitrer. C’est grâce à une bonne expertise des systèmes d’information et des contraintes pesant sur ces derniers que nous pouvons jouer ce rôle d’assistance à la décision et au cadrage du projet. Bien définir les objectifs, la stratégie pour les atteindre et la répartition précise des rôles de chaque acteur au cours de la vie du projet, telle est notre mission.

La capacité à coordonner différents intervenants, notamment extérieurs, est également de plus en plus importante. Ceux-ci se spécialisent, à l’instar des sociétés se concentrant sur la mise en œuvre d’axes précis du multicanal. De plus en plus, notre rôle est d’ordonnancer des flux à travers les systèmes qui gèreront les échanges de données au quotidien.

 

Journal du Luxe: De manière générale, qu’observez-vous depuis les coulisses de votre société et quel message souhaiteriez-vous faire passer aux Maisons de luxe et aux acteurs du retail plus globalement ?

Didier Degryse : Ne pas sous-estimer la complexité de projets qui peuvent paraître simples. Chacun voit son projet pour répondre à son propre besoin (par exemple, un projet CRM) sans forcément bien évaluer les impacts sur la globalité de l’organisation et notamment sur le reste du système d’information. Attention aux effets de bord : on a vu des projets pourtant stratégiques échouer pour ces raisons.

Se faire accompagner par des spécialistes du retail, rompus aux projets informatiques et sachant partager le même langage avec les directions métiers comme avec les directions informatique est donc un bon moyen de faciliter la communication et la compréhension des enjeux et des contraintes dans ces projets complexes. Notre métier n’est pas seulement fait de technique, de systèmes et de process: il est largement humain parce qu’il impacte des savoir-faire et qu’il repose sur la communication.

Retail developpement

Journal du Luxe : Derrière chaque dirigeant réside une histoire, quelle est la vôtre ?

Didier Degryse : Après des études en informatique et une première expérience professionnelle dans le secteur bancaire au début des années 1990, j’ai eu l’opportunité de séjourner pour quelques mois à notre bureau new-yorkais. Je me suis familiarisé d’une part au monde de la micro-informatique, très novateur à cette époque, et d’autre part aux balbutiements de l’informatisation du secteur du Retail en lien avec la poussée de la micro-informatique.

De retour en France, je créé le bureau Parisien de M.X. Data afin de proposer mon expérience new-yorkaise aux retailers  français, en m’appuyant notamment sur la distribution du logiciel d’encaissement Retail Pro découvert lors de mon séjour aux USA.

Cette initiative porte vite ses fruits, puisqu’outre une percée en France, notre bureau parisien se retrouve confronté à des demandes croissantes des Retailers français qui souhaitent que nous les accompagnons dans leur expansion à l’international, en Europe dans un premier temps puis en Asie et au Japon, en plein essor à la fin des années 1990.

S’en suivront de nombreux voyages dans ces parties éloignées du monde occidental qui me permettront d’ouvrir mon esprit à d’autres cultures et à d’autres façon de communiquer. J’ai donc été témoin et à mon échelle acteur du développement des Maisons de luxe dans cette partie du monde.

Le retail est une science

Après plus de 20 ans à la tête du bureau parisien, nous n’avons pas changé de secteur, nous sommes toujours spécialisés dans les systèmes d’information au cœur du Retail, pourquoi ?

Pour moi le Retail est une science, d’une part en raison de la grande utilisation d’outils informatiques, mathématiques et technologiques, et d’autre part il est fait d’observation et d’actions. Ainsi comme toute science, le Retail est en perpétuelle évolution, ce qui fait que mon métier n’a jamais été et ne sera jamais répétitif. J’aime à le dire, après plus de 20 ans à la tête de M.X. Data France, j’ai toujours l’impression d’être à la tête d’une startup spécialisée dans l’étude des nouvelles technologies de l’information. En d’autres termes, après avoir réussi à mener à bien les projets du jour, il faut déjà penser aux défis des projets de demain qui seront sans doute bien différents.

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