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Future Luxe, entretien avec Erwan Rambourg.
Publié le par Journal du Luxe
À l’occasion de la sortie de son ouvrage Future Luxe, l’auteur et analyste Erwan Rambourg répond aux questions d’Eric Briones, Directeur de la publication du Journal du Luxe.
Journal du Luxe : Votre livre Future Luxe est un vent d’optimisme pour le secteur, malgré la crise Covid-19. Vous êtes confiant envers un retour pérenne de la croissance pour le Luxe : pourquoi ? Le secteur pourrait-il se relever d’une autre année de crise sanitaire ?
Erwan Rambourg : Pour l’instant, le luxe reste avant tout un secteur de recrutement par opposition à des secteurs comme les cosmétiques ou les articles de sport qui ont déjà une clientèle fidèle. Et sur les dix ans à venir, le luxe pourra recruter énormément, notamment sur trois segments démographiques porteurs : les femmes, qui selon moi sont la vraie clientèle émergente, la clientèle chinoise et les jeunes. Evidemment, cela n’est pas une surprise de voir que le segment de croissance le plus important en ce moment est constitué de jeunes, femmes, chinoises ! Le rebond en Chine dès avril 2020 a surpris, le rebond actuel aux US également. Aux Etats-Unis, il se peut qu’il soit moins pérenne car il est aujourd’hui influencé par des éléments comme le marché actions, le « staycationing » – les consommatrices US ne dépensant pas sur les voyages cet été – et une revalorisation des biens immobiliers – les résidences secondaires – qui peuvent s’avérer être conjoncturels plutôt que structurels.
L’appétence pour le luxe en Chine et la réalité d’un marché cible qui devrait doubler dans les 4-5 ans à venir me rendent plus confiant sur la continuité de la croissance en Asie. Le secteur, ou en tous cas les acteurs principaux, se sont déjà relevés alors même que la situation sanitaire n’est pas maîtrisée partout dans le monde, loin de là. Sans avoir de parti pris sur la diffusion d’un vaccin ou la reprise des voyages longue distance, il semble que le rapatriement de la croissance en Chine et aux US fait presque désormais compenser la décroissance observée en Europe, en travel retail et au Japon. Dès 2021, les ventes de luxe devraient être proches de celles observées en 2019, aussi incroyable que cela puisse paraître. Contrairement à la période juste après le 11 septembre 2001, il n’y a pas de sentiment de culpabilité aux US sur l’achat luxe. Et évidemment, la confiance en Chine reste encore bien meilleure.
JDL : Vous parlez d’un changement profond sociologique de la clientèle Luxe, avec une montée en puissance aux Etats Unis des clientèles afro-américaines et latinos. Quelles sont leurs poids économiques, leurs spécificités, leurs marques préférées ? En Europe, le métissage de la clientèle Luxe est-il une réalité ?
E.R : La part des minorités dans les achats de luxe n’a pas nécessairement énormément évolué depuis 15 ans. En effet, des études marketing montrent que depuis le début des années 2000, les consommateurs d’origine hispanique et afro-américaine ont tendance à dépenser plus que la moyenne des américaines sur des biens « premium », et notamment en prêt-à-porter, spiritueux, sac à mains, accessoires et plus. Certains des grands groupes de luxe se sont emparés de cette réalité rapidement pour créer des opportunités. C’est ainsi que Louis Vuitton a développé une campagne mémorable avec Jennifer Lopez en 2003 ou que Hennessy – toujours chez LVMH – a lancé une campagne avec des images du chanteur motown Marvin Gaye deux ans plus tard.
Ce qui a changé récemment, c’est l’influence de cette consommatrice jeune, issue de minorités et la manière dont ses valeurs s’intègrent aux changements de société aux Etats-Unis. La récente collaboration entre Dior et Nike illustre parfaitement un changement vers une approche du luxe plus casual. De manière plus fondamentale, il s’agit d’une association au mouvement Black Lives Matter où la voix de Nike a été très remarquée. Le rôle du luxe est de capter le « zeitgeist culturel » du moment et oui, les minorités aux US comme en Europe influencent la société au sens large. Par ailleurs, le luxe a un rôle de représentation et d’intégration sociale, ce qui explique son attrait auprès des minorités quel que soit le pays.
La création de luxe reste malgré tout universelle et les marques s’adressent à une consommatrice aisée, cosmopolite, ouverte sur le monde, ayant voyagé. Je ne pense pas qu’il y ait du coup une influence notable en termes de design de la puissance de consommation liée aux minorités aux US ou ailleurs. L’idée – poussée à l’extrême chez Hermès par exemple – est dans l’absence de fonction marketing : la création doit pouvoir plaire à tout le monde, peu importe l’origine, le genre, l’âge, l’histoire personnelle de la consommatrice.
JDL : Vous insistez sur le fait que le Luxe est avant tout un marché de recrutement, où des Gucci, Vuitton, Moncler font plus de 50% de leur ventes avec des nouveaux clients. Comment expliquer cette spécificité sectorielle ? Va t-elle continuer ? En période de creux, les maisons arriveront-elles à fidéliser ces nouveaux acheteurs ?
E.R : Oui, la proportion des « primo-accédants » dans le luxe reste majoritaire pour beaucoup de marques. Cela est lié au prix moyen et à une certaine idée d’espérance de vie des produits. La crème main au beurre de karité de L’Occitane coûte USD23 aux Etats-Unis contre 100 fois plus pour un sac à main de luxe et dure quelques semaines l’hiver contre l’espoir d’un sac à main qui, comme une montre Patek Philippe, pourrait se transmettre à la génération d’après. Cette crème main L’Occitane est un produit remarquable mais qui s’inscrit comme un achat de commodité, récurrent, de consommation presque courante, plus qu’un achat de luxe.
La qualité des produits et de l’expérience doit pousser la clientèle à vouloir revenir mais ce n’est pas le facteur de croissance principal pour l’instant dans le secteur. L’idée de résilience en période de creux reste à tester auprès de la clientèle chinoise qui est de loin la première contributrice en chiffre d’affaires – plus de 40% – et encore plus en croissance. En dehors d’un épisode anti-corruption au début de l’ère Xi Jinping. la clientèle chinoise n’a pas encore véritablement connu d’à-coup majeur.
JDL : Un chapitre de votre livre traite de la « premiumisation de tout ». En quoi cette tendance est un danger pour l’industrie du Luxe ? Là encore, sa capacité à fidéliser serait clé dans cette bataille ?
E.R : Une fois que l’on passera d’un secteur de recrutement à un secteur d’achat récurrent, alors, oui, le luxe sera en concurrence directe avec une quantité importante de substituts potentiels. Si je suis dans le marché de « mon premier sac à main de luxe », rien ne me sortira de l’idée qu’il m’en faut un. Si j’en possède deux ou trois, alors évidemment en tant que consommatrice, je me poserai la question d’allouer cette somme plutôt pour un voyage, un spectacle, un abonnement à un club ou autre. Sans doute en anticipation de ce mouvement à venir de redéfinition du luxe, le groupe LVMH a investi récemment sur de l’hôtellerie, en rachetant la chaîne Belmond, et sur le voyage, en rachetant la marque Rimowa. Il est facile aujourd’hui de post-rationaliser ces acquisitions en expliquant que le timing juste avant la pandémie n’était pas idéal. La réalité est que le voyage et l’hôtellerie seront, en effet, parmi les premiers substituts du luxe.
JDL : La force disruptive du luxe est l’urgence écologique. Que pensez-vous des déclaration de Giorgio Armani appelant à ralentir, quitte à gagner moins ? Les Bourses ne sont-elles pas sourdes à cette urgence économique, les cours semblant être gouvernés par l’obsession des résultats trimestriels ?
E.R : L’avantage du luxe est que la plupart des groupes importants du secteur sont gérés par des familles – Pinault chez Kering, Arnaud chez LVMH, Rupert chez Richemont, Hayek chez Swatch Group etc. – qui pensent à la prochaine génération plutôt qu’au prochain trimestre ou au cours de bourse à court terme. Ralentir la cadence, repenser la supply chain, prendre du recul, de la hauteur, écouter les nouvelles exigences d’une génération plus jeune, engagée, absolument. Gagner moins, j’en doute ! Comme les gouvernants peuvent créer de l’emploi avec la révolution verte, les sociétés de luxe peuvent parfaitement créer de la valeur avec une approche plus respectueuse de l’environnement. Les considérations ESG (Environmental. Social. Governance) ont pu être perçues comme un prétexte marketing ou RP. Certains groupes, notamment Kering, en ont fait une philosophie d’entreprise et celle ci devrait générer des dividendes importants à venir après des années d’investissements.
Le nombre d’opportunités business liées à l’environnement ne manque pas pour des esprits créatifs. Un exemple concret : la seconde main. Aujourd’hui le luxe vintage ou de seconde main, qui permet d’allonger la durée de vie d’un produit et de faire entrer le luxe dans une forme de circularité, est géré par des tiers. Imaginez si Gucci, Chanel ou Louis Vuitton avait en tête de générer eux mêmes des ventes en remettant en circulation des produits des années 90 au lieu de laisser cela à des tiers. Cela permettrait de recruter de nouvelles clientèles tout en authentifiant les produits et en donnant aux marques un certain prestige d’être les premières à se soucier de la pérennité de leurs produits. À Paris et ailleurs, les start-up sont prêtes, les marques, a priori pas encore, mais c’est une évolution inéluctable, je pense.
JDL : Le Luxe s’inscrit-il à l’avant-garde du capitalisme responsable ?
E.R : Mieux vaut tard que jamais. Ici, le luxe est à la traîne. La croissance, le cash, les marges ont rendu le secteur complaisant. D’autres entreprises militantes et citoyennes ont réellement pris des longueurs d’avance. Patagonia est l’exemple type. Mais il n’est jamais trop tard pour bien faire!