Chronique

Metaverses et autres Metacontroverses.

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Dans le monde virtuel ou le monde physique, il n’y a pas une réalité mais des réalités. Tout est une question de perspective…

Quelles peuvent donc être les réalités et perspectives des marques de luxe dans les metaverses ? En quoi est-ce nouveau ? Quelles sont les - pas si nouvelles - questions que cela convoquent ou amplifient ? S'il enflamme l'imaginaire, le concept de "metaverse" décliné à une échelle mondiale par un acteur hégémonique, qui avance souvent masqué de bonnes intentions, amène des questions infinies à un niveau meta, universel, économique et sociétal pour les citoyens et les marques.

Et si les réponses à nos questions étaient déjà dans Dune ?

Au cours de ce mois d'octobre, peu d'entre nous ont échappé à l'annonce de "Meta", la nouvelle plateforme de la holding de Facebook et ses promesses de vie meilleure - bientôt éternelle ? - mais pas nécessairement de "bonne vie" au sens grec du terme. Meta articule des promesses de voyage dans le temps et l'espace pour tous, et d'ivresse du bonheur de s'échapper de notre réalité dans un metaverse (1), quelque soit notre réalité, ou plutôt nos diverses réalités individuelles et collectives.

De façon concomitante, nous n'avons pas échappé à la sortie du sublime Dune réalisé par Denis Villeneuve, 3ème adaptation inspirée du roman d'anticipation de Frank Herbert en 1965 et aux parallèles troublants avec le voyage spatial instantané, le transhumanisme et un monde singulier en surchauffe. D’un côté, un peuple ancestral, nomade et à la conscience écologique protectrice. De l’autre, des colons guerriers qui collectent, exploitent et distribuent massivement "l'épice". Cette épice est source de vie, de sagesse et de spiritualité pour les autochtones, mais aussi source de toutes les convoitises pour le reste de l'univers, comme un véritable "or noir" et monnaie étalon.

De là à faire un parallèle entre "l’épice" et la collecte, entre l'exploitation et la distribution dématérialisées en temps réel de nos données personnelles, il n'y a qu'un pas que je franchirai ici allègrement. Les données personnelles sont qualifiées d'or noir du 21ème siècle par les marchands, la source d'une véritable guerre globale, d'actes de piraterie et de bulles spéculatives de crypto-monnaies depuis près de 10 ans, au point de tétaniser les états, mais pas encore tout à fait à faire renoncer les citoyens à des services gratuits, intégrés, simples d’utilisation et flatteurs de l’ego pour certains.

Dune de David Lynch (1984)

La question de la place des marques de luxe dans les metaverses peut être perçue comme évidente ou incongrue, en alignement ou en contradiction avec une responsabilisation environnementale, sociale et sociétale des marques. Il sera probablement compliqué pour elles de décider d'y être ou pas, et si elles y sont, à quoi elles contribueraient, avec quelle posture, quelle proposition de valeur et quel alignement avec leur raison d'être et leurs pratiques responsables. La question n’est pas "epsilone" ou anodine, c’est là tout le sujet. Si une marque de luxe peut avancer qu’elle est durable par nature, dans la mesure où ses produits physiques sont faits pour durer et avoir plusieurs vies, comment ceci se matérialise dans un monde virtuel ? 

Pour celles et ceux qui y ont été exposés ou suivent l'actualité du secteur du luxe et de la mode, la talentueuse intrusion de la marque Balenciaga dans la réalité virtuelle et l'univers iconoclaste des Simpson donne un aperçu de l'opportunité de scénarisation hybride des fashion week, sans contrainte de lieu, de temps et d'espace.

De l'innovation à la réflexion. 

Un nouveau ton, des nouveaux formats, une interactivité, une temporalité différente, une nouvelle hospitalité et une appropriation restent encore à inventer, ce qui peut être une source d'enthousiasme, de créativité mais aussi de questionnement.

Rappelons la promesse des metaverses : vivre une réalité parallèle sans bouger de son canapé, avec un casque de réalité virtuelle ou augmentée, comme si le monde devenait un gigantesque Netflix en temps réel dont nous serions les spectateurs, les acteurs, les scénaristes, les producteurs, avec la possibilité de contribuer à un monde meilleur, mais ailleurs...

Rappelons la controverse : un Netflix interactif universel certes, mais une réalité virtuelle dont nous ne serions pas le distributeur, le producteur et encore moins le propriétaire des droits, de nos propres données, voire de nos pensées les plus intimes...

©Getty Images

Ces promesses et controverses sont d'ailleurs assez similaires à celles déjà posées en partie par la démocratisation d'internet, de l'e-commerce ou plus précisément par l'arrivée de Second Life (2), qui a montré le chemin il y a près de 18 ans. Elle peut retrouver une place de choix si elle prend le parti pris de la protection des données personnelles, de la réduction de l’empreinte carbone des serveurs, de l’éthique et du vivre ensemble, de la modération des comportements et discours haineux, ceci en contrepoint d’un acteur sous le coup de tempêtes judiciaires à répétition sur ces sujets.

Quelques questions vont probablement occuper les marques de luxe, et ce, pour un moment.

En voici peut-être les 10 premières : 

  • 1. Être ou ne pas être présent dans un metaverse, sous quelle forme et avec quelle finalité ?
  • 2. Devrais-je créer mon propre metaverse de marque ? Quelles compétences développer ?
  • 3. Quels clients pourront y accéder ? Devrais-je les équiper en casques-lunettes de réalité virtuelle ou augmentée ?
  • 4. Quelles expériences virtuelles doivent trouver leur relai en boutique, quelle place pour les magasins dans un metaverse ?
  • 5. Quel retour sur investissement ? Quelle maîtrise des règles et des comportements ? Quels leviers d’animation de mes communautés et publics ?
  • 6. Quelle monnaie d'échange ? Quels produits et services adaptés ?
  • 7. Qui définira la valorisation de mon existence et de mes produits et expériences client : moi, la plateforme, la blockchain ou un algorithme ?
  • 8. Comment gérer la rareté et l'intemporalité de ma marque ? Quel impact sur mon image et la valorisation de mon entreprise ?
  • 9. Quelle empreinte carbone supplémentaire vais-je générer sur un metaverse ? A quoi suis-je en train de contribuer et est-ce aligné avec mes valeurs, ma mission, ma raison d'être ?
  • 10. Si ma marque physique meure, pourra-t-elle continuer d'exister et de se transmettre dans ce monde parallèle ?

Enfin, dans un parallèle ultime avec Dune (3) et au jeu de transfert de gouvernance du commerce de "l’épice", on peut se poser la question des intentions et du potentiel impact sociétal derrière la promesse de liberté et de démocratie dans un monde qui serait meilleur, "metapotent" et aux richesses infinies.

La Silicon Valley s’inspire très largement des auteurs de science-fiction et de leurs dystopies depuis de nombreuses années pour inventer de nouveaux usages gratuits et faire commerce de la donnée récoltée. "Si c’est gratuit, c’est moi le produit". Très probablement, des auteurs d'anticipation et de concepteurs de jeux en réalité virtuelle viendront aussi collaborer avec les marques de luxe pour scénariser leurs expériences et services gratuits ou payants dans les metaverses.

Car oui, si une pluralité de metaverses peut ouvrir une voie intéressante d’expériences, d’évènements et de rencontres virtuelles des marques avec leur diversité de publics et communautés, un seul metaverse "metapotent" serait probablement le pire scénario pour nos démocraties, nos économies et nos entreprises.

Nous ne pourrons pas répondre à toutes les questions avec les réponses d'hier, mais la meilleure façon de prédire l'avenir n'est-elle pas de le construire avec nos propres utopies ? Allez, on s'y met ?

Jean-Pierre Levieux est Président de Holisteam et Professeur des masters marketing et communication à la Paris School of Luxury et Green Luxury.

(1) D'où vient ce concept de réalité parallèle "metaverse"?

Cette contraction de "meta" et "univers" est un concept élaboré en 1992 par Neal Stephenson dans le roman de science-fiction Le Samouraï virtuel, un livre culte pour les entrepreneurs de la Silicon Valley. Source : Wikipédia

(2) Qui est second life ?

Il y a 18 ans, la société Linden lab, créée plus tôt en 1999 par Philip Rosendale, et qui avait l'ambition à l'origine similaire à l'oculus rift, lance via Linden World Second Life, un metaverse (dont on peut noter la similitude avec Le deuxième monde, plate-forme française créée en 1997 et fermée en 2001 donc 2 ans avant la sortie de Second life). Ce logiciel, toujours actif, permet à ses utilisateurs d'incarner des personnages virtuels dans un monde créé par les résidents eux-mêmes. Les utilisateurs peuvent concevoir le contenu du jeu : personnages, vêtements, maisons, bureaux, objets, our créer des animations et des sons, et également acquérir des parcelles de terrain dont ils obtiennent l'usufruit en utilisant une monnaie virtuelle gérée et distribuée par Linden Lab. Source : Second Life

(3) Dans Dune, l’empereur décide d’une passation de gouvernance de Arrakis, des Harkonnens vers les Atréides, afin d’apaiser les autochtones Fremen, avec la volonté de mettre en servitude volontaire des gouvernants Atréides et des libertaires résistants Freme, et prendre ensuite totalement le contrôle de « l’épice » par la force.

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