Jeanne Bordeau

Chronique

"Il faut que tout change pour que rien ne change".

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Spécialiste du langage des marques, artiste et linguiste, Jeanne Bordeau présente chaque année l’observatoire annuel des mots du luxe qui dessinent les tendances annuelles du langage des marques de luxe.

Se distinguer à tout prix.

C’est avant tout grâce à une identité forte que les marques de luxe réussissent à se distinguer. Pas de disruption. Ainsi la Petite Robe Noire de Guerlain fête ses dix ans avec une nouvelle campagne de publicité, et continue d’affirmer son identité à travers la chanson culte de Nancy Sinatra « These boots are made for walkin’ », hymne fort de l’émancipation féminine.

Oui, la mode a fait son entrée dans le métavers. Oui, elle a besoin d’art, de spectacle, d’un apparent lien a la rébellion. De bonne conscience avec le « seconde main ». Il y a même des couturiers solidaires, on pense à Mossi Traoré. Et la tech aide à tout cela : des dizaines de millions d’internautes vivent un luxe digital. Mais plus le luxe regarde en avant, ou plus il s’inspire dans la rue, plus il semble avoir besoin d’ancrage et de réaffirmer son identité. Surtout en temps de guerre et de crise.

Ainsi chacun des hôtels de la collection EVOK sait, par exemple, camper sa personnalité avec force et sobriété. L’hôtel Brach affiche un luxe décalé, Cour des Vosges prône quant à lui un raffinement et un art de vivre à la française, quant au Nolinski, installé à deux pas de la Comédie Française, il revendique un luxe où l’art et la culture possèdent toute leur place. Et la marque EVOK sait exprimer le trait d’union entre tous ses hôtels, nous parlant d’un luxe qui possède un zeste "d’ailleurs".

Pour se singulariser, les marques continuent de faire également appel à des ambassadeurs de renom. C’est la dimension sensible qui est là invoquée. Précurseur, le chausseur Roger Vivier avait compris très vite qu’il était important de chausser les stars. En 1930, Joséphine Baker, en 1953 la reine Elizabeth II pour son couronnement. Roger Vivier est resté fidèle à des égéries qui marchent du bon pied avec ses souliers aux barrettes de diamants, et l’on pense cette fois à Cate Blanchett et Nicole Kidman.

Roger Vivier ©Jeanne Bordeau 

La marque de vêtements AMI, créée par Alexandre Mattiussi se raconte grâce à Audrey Tautou, Catherine Deneuve ou Pierre Niney. Jacquemus quant à lui, s’entoure de Leïla Bekhti, mais aussi de gitans, et décide de Marseille comme ville de référence sensible pour élargir et conforter son identité.

Savoir jouer d’un petit rien qui fait beaucoup.

Plus que jamais, les marques de luxe restent à l’affut de ces petits riens qui font la différence. Le Cognac Louis XIII lance « The drop », une petite flasque toute ronde que l’on peut porter en bandoulière comme un accessoire. Les lanières de Jacquemus donnent à ses créations une touche personnelle et différente. Ce n’est pas dans une boutique que vous achèterez les garde-temps de l’horloger suisse Max Büsser, considérées comme des œuvres d’art, les « horological machines » sont en vente dans des galeries d’art créées à cet effet.

La RSE a trouvé sa place.

La tendance « verte » et socialement responsable que nous avons vu déferler sur le luxe il y a quelques années se confirme, et les clients attendent toujours et avant tout de l’authenticité. Mais, dans la palette qu’embrasse l’authenticité, les marques ont sélectionné les actions qui les caractérisent au mieux, à nouveau pour conforter leur personnalité.

Si l’authenticité est largement prise en compte, elle l’est de manière différente. Chaque marque semble avoir choisi de se promouvoir autour de ses valeurs et de sa raison d’être, et sait, dans cette quête de la RSE, choisir les combats qui la caractérise le mieux.

Dans le secteur automobile, Lexus préfère souligner son lien à l’artisanat et à la technologie au service de sa RSE. La marque de voiture de luxe met en avant ses maîtres artisans nommés Takumi. Lexus affirme que "leurs mains sont leurs plus précieux outils." La marque décrit les gestes de ces artisans : « munis de gants blanc immaculés, ils emploient leur extrême sensibilité à chercher les moindres défauts et imperfections. »

Le groupe Evok déclare « avoir l’ambition d’être acteur de la société́ civile, de faire grandir les hommes et les femmes qui composent ses équipes, transmettre le savoir-faire et le savoir-être. »

Le fondateur de la marque Jacquemus, Simon Porte, met en avant son homosexualité. C’est naturellement son engagement en faveur des personnes LGBTQI+ que la marque choisit de revendiquer comme gage d’authenticité. Jacquemus affiche ainsi son soutien pour l’association Urgence Homophobie qui accompagne les personnes LGBTQI+ cherchant refuge en France.

Christophe Lemaire et Sarah-Linh Tran ont choisi l’utilité et la fonctionnalité pour illustrer la force de la simplicité. Leurs vêtements sont conçus pour le quotidien, leur vestiaire est modulable et s’inspire de la fonctionnalité et de la solidité des vêtements de travail et des vêtements militaires, sobriété oblige.

Joie, enjouement, « fun ».

Au moment où des mots comme pénurie et restriction circulent, le luxe décide de nous enchanter.

Trop de défilés, trop de shows, trop de collections, avaient-ils dit. Mais, à bien des égards, les shows sont toujours là, inventifs et splendides. Songeons à Dior, Balenciaga et Gucci. Et le digital brille de mille inventions pour informer, séduire et vendre sans s’interroger sur sa consommation responsable. Le luxe ne s’y trompe pas, le public a toujours besoin d’enjouement, de légèreté et de fun. C’est le cinquantenaire du "smiley" et AMI a créé une capsule « AMI Smiley » qui vise à « enjailler » les clients. Joie et optimisme sont les maitres mots de cette collection.

De plus, pour rééquilibrer les obligations austères de la loi Pacte, il faut faire sourire la langue, être porteur de joie. Le luxe reste frère du rêve. Jacquemus a sans doute raison de distribuer des petites boîtes de pop-corn, que l'on voyait partout dans Paris cet automne. Les mots créatifs sont toujours des perles gaies et recherchées. Le chausseur Roger Vivier crée par exemple des bijoux qu’il nomme Flower Strass, Bouquet Strass ou encore Blossom.

Être heureux, être amis, c’est la nouvelle manière d’être. La marque AMI n’a pas de clients, mais des amis. De même Max Büsser&Friends n’a pas de partenaires mais des amis designers, ingénieurs et créateurs.

Poussés par tous ces nouveaux comportements, les mots usés du luxe semblent vieillir et s’effacent petit à petit : « excellence, exception, rareté, exclusivité, icône, légende, audace, secret, élégance, édition limitée, intemporel. » Tellement déjà lu et vu… On ne doit pas s’auto-qualifier. À l’heure du monde « responsable », on doit argumenter et donner des preuves.

Enfin, « il faut que tout change pour que rien ne change », car tels des enfants, nous avons toujours besoin d’écouter une histoire. Grâce à la loi Pacte, les messages des marques ont gagné en cohérence et narrent raison d’être et mission. Le champ sémantique du luxe gagne en qualité à un moment où les marques brandissent toutes le mot personnalisation, c’est heureux, car de plus en plus, grâce à cette qualité de discours gagné, le luxe peut commencer de donner l’impression qu’il s’adresse à chacun de nous.

Jeanne Bordeau

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©Jeanne Bordeau

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