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Le Luxe est-il durable ?

Publié le par Journal du Luxe

Annoncé sur le Salon du Luxe Paris 2018, Jean-Noël Kapferer, expert du luxe de réputation internationale, nous livre dans cette tribune exclusive quelques-unes des réflexions issues de ses recherches les plus récentes menées au sein d’INSEEC Luxury.

Luxe et temps

L’origine du luxe est impossible à situer : dès lors que des humains ont su dépasser la nécessité et ont affecté du temps à la création et production d’objets qui poursuivaient une autre fonction qu’être utiles. Ils ont alors appris à créer et produire des objets et œuvres, naturellement en nombre limité, non gouvernées par l’exigence de la stricte fonctionnalité. Ces objets rencontrèrent la demande de personnes qui pouvaient affecter leur revenu à acheter quelque chose n’ayant pas de bénéfice fonctionnel déterminant apportant un supplément d’âme à leur possession et de statut à leur usager. D’abord dédiés aux cultes, temples, rois, fêtes qui célèbrent la grandeur de la collectivité, le luxe devint bien plus tard un objet de rivalité et de comparaison sociales.

Le luxe est là depuis toujours, mais le luxe est-il éternel ? Dans son intention oui, tant sa mission et sa différenciation majeure sont de traverser le temps, les goûts, les générations. Sur un plan anthropologique, le luxe est une des antidotes de la mort (comme la cosmétique de luxe permettait au pharaon défunt de résister au temps). L’autre grand antidote est la mode, en se renouvelant en permanence, sans répit, telle la nature qui renaît au printemps chaque année.

Néanmoins les formes du luxe ont changé à travers les siècles. Le luxe chez les Grecs ou Egyptiens ne fut pas celui des Romains, encore moins celui de notre strict Moyen Age, la Renaissance marquant l’avènement d’un luxe plus épanoui, assumé. La Révolution ouvrit les vannes à la demande des bourgeois, jusqu’ alors obligés de cacher leur richesse pour ne pas bousculer l’ordre social et symbolique de toute société hiérarchisée. Nous vivons sous ce régime, désormais étendu à la classe moyenne. D’ailleurs la croissance du marché du luxe aujourd’hui n’est-elle pas aussi due à une autre révolution, celle produite par Deng Xiao Ping en 1978 lorsqu’il libéralisa l’économie chinoise en légitimant l’entreprenariat individuel : ‘enrichissez-vous’ aurait-il dit ! On a vu aujourd’hui les résultats considérables de cette libéralisation : les clients chinois représentent 32 % des achats en valeur du luxe dit personnel dans le monde.

Fin de fête en Occident ?

Au même moment, l’Occident n’est plus à la fête. Or c’est lui qui, pour l’instant, exporte son luxe. Car il jouit encore d’une aura culturelle, historique, appelé soft power, dont les marques de luxe sont les étendards. Les nouveaux venus des pays émergents aspirent à notre mode de vie. Au moment où celui-ci est justement questionné par les clients des pays producteurs du luxe eux-mêmes en Europe et aux USA.  Au moment aussi où une nouvelle génération d’acheteurs, les millennials, s’impose en nombre. Or les millennials remettent en cause certains fondamentaux qui ont façonné la croissance et la pérennité du marché du luxe : a-t-on encore besoin d’une montre, a fortiori d’une Rolex ? Pourquoi passer son permis si la voiture autonome arrive ? Pourquoi posséder une automobile s’il y a Autolib et Uber ? Pourquoi avoir un dressing à soi si Rent The Runway et ses équivalents proposent des abonnements permettant d’accéder à plus de 450 marques de designer ? Cela questionne certains des fondements traditionnels du luxe : la rareté, le fait main, la nécessité de fabriquer dans le pays d’origine, le prix élevé, l’exclusivité, le non achetable sur le net, … Le luxe de demain devra se segmenter en plusieurs façons de faire et de marketer, ou s’hybridiser, client oblige. Le digital remet en cause les circuits traditionnels de l’accès contrôlé aux produits et services, qui ont fondé la dimension des marques dites “exclusives”. Quand Amazon est à un clic du luxe de quel luxe parle-t-on ?

Luxe et développement durable

Le développement durable est à l’agenda de tous les pays, mais avec des degrés divers de pénétration dans le grand public. Paradoxalement, dans tous les pays, à un certain niveau de prix, les clients estiment que l’exigence de développement durable est “dans le prix”, car c’est la moindre des choses. La notion de développement durable n’est pas saillante dans un achat de luxe aujourd’hui. En outre le segment “durable” n’existe pas, et à part Stella McCartney il y a peu de marques notoires comme étant de “luxe durable”.

Mais il faut se méfier de l’eau qui dort. Via les réseaux sociaux l’émotion peut être suscitée par la révélation d’un acte répréhensible : au hit-parade des mèches à ne pas allumer si la marque de luxe veut éviter une crise de sa réputation, nos études montrent qu’il y a le mauvais traitement des animaux, une cause en outre défendue par l’ONG très active PETA. C’est pourquoi les unes après les autres les marques abandonnent la fourrure et le font savoir. Gucci l’annonça l’automne dernier en ajoutant que cela était aussi mieux pour le recrutement de millennials. C’est aussi pourquoi les grands groupes du luxe suivent avec attention les start-ups comme Modern Meadow ou Vitrolab, qui développent des biocuirs, ou des cuirs fabriqués à partir de cellules souches. Fait significatif aussi, pour assumer complètement son positionnement durable, Tesla ne propose plus que des cuirs vegan pour l’habitacle.

Néanmoins on ne saurait aller plus vite que les clients, en particulier Chinois pour qui les matériaux nobles sont ceux de la nature, rares et précieux : crocodile, python, lézard, galuchat. Il faudra des décennies avant qu’ils ne soient prêts à mettre le prix dans des faux cuirs ou du simili. La dimension luxe disparaît alors.

Une dernière condition de durabilité du luxe dans un monde aux inégalités économiques croissantes entre individus est paradoxalement de ne pas paraître l’apanage de ces seuls happy fews. D’où la démarche très active d’artification du luxe menée tambour battant via les Fondations, musées, collaborations avec les artistes d’avant-garde, mécénats. Le luxe se positionne désormais comme une industrie de la culture vivante au service de l’élévation de tous.

Jean-Noël Kapferer – INSEEC Luxury

Retrouvez également Jean-Noël Kapferer le 19 juin 2018 sur la scène du Salon du Luxe Paris.

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