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Le prolétariat Instagram.

Publié le par Journal du Luxe

Le Club des Chroniqueurs du Journal du Luxe présente en exclusivité la nouvelle chronique d’Ariel Wizman, auteur, journaliste, DJ, producteur et entrepreneur.

Scène de vie derrière les réseaux sociaux

C’est une masse bigarrée, où l’on se pousse du col. Une agitation courtoise, qui contraste en cette semaine de Fashion Week avec les contestations rageuses qui perturbent depuis des mois une capitale tourmentée. C’est une jungle polissée, un zoo feutré.

Une grande marque de luxe a invité ce flot de wannabes, d’instagrammeurs tous sexes confondus, de mini influenceurs, de stagiaires, de mannequins… Avec ce qu’il reste de « journalistes » de mode et d’acheteurs, comme dépassés, engoncés dans des vêtements qui sentent le neuf, qui sentent au mieux la dotation d’attachée de presse, au pire la vente presse. A l’intérieur, une soirée comme mille autres, des serveurs barbus tatoués qui jonglent avec leur shaker, un DJ qui essaie de ne pas trop déranger, et des RP qui papillonnent en se demandant sur quel air nouveau ils vont pouvoir chanter la rengaine de la Fashion Week qui les a épuisé(e)s, et des talons qui leur font rentrer les jambes dans le corps. Ce qui étonne, c’est une forme d’absence des présents, quelque chose comme un film muet.

Lentement, au bas de l’escalier, contre le bar ou entre les lourds rideaux, les têtes se renversent, les corps s’alanguissent, les jambes nues sortent des fourreaux Balmain ou du jogging zippé Balenciaga. Le regard caméra dit bien que nous sommes en présence de ce rituel faussement spontané mais tarifé, tic d’époque et toc narcissique, et vous aurez reconnu le Post Instagram. 

La vie derrière Instagram

Une manière de partage immédiat – mais via des filtres – d’un moment de vie jugé désirable. La mise en scène worldwide d’un instant dont on ne saura s’il était exceptionnel que lorsque s’additionneront les likes. Le « Matt waz here » des toilettes d’antan avec un reach calculé, et un sponsor au variable, l’oeil rivé sur les statistiques. 

Acteurs un peu las de cette nouvelle économie où l’égo rencontre le corporate dans une prolifération sauvage, de cette foire d’empoigne du quart d’heure warholien, on sent les invités plus soucieux de la power bank de leur smartphone que du moment qu’ils passent. Bien sûr, ils sont inquiets et savent à quel point leur jeunesse et leur simulacre d’insouciance ne dureront pas. Bientôt un autre sera plus exotique, une autre plus filiforme, celle-ci aura plus de morgue, celui là changera plus souvent de couleur de cheveux… Les échanges verbaux sont courts, pressés, stéréotypés. De brèves remarques flatteuses, de fuyants échanges mécanisés. On est très en deçà des saillies récoltées il y a (déjà ?) 2 ans par Loïc Prigent, et loin, bien loin des échos stylisés qui faisaient la gloire de la vie mondaine parisienne, avec ses salons et son art de la conversation. Les échanges sont si pauvres que l’on pourrait croire que ce milieu a muté, dé-évolué vers une dimension où le langage tire petit à petit sa révérence au profit de l’image. On se croise, comme les touches d’un tableau pointilliste, destiné à être vu sur un écran d’Iphone, plutôt que comme des individus, qui, tard le soir, sortent de chez eux à la recherche d’échanges humains. L’humanité semble fuir, progressivement remplacée par la raideur de mannequins de cire façon Kraftwerk. Tous ces gens travaillent, ils s’activent à vendre les images de leurs loisirs. Ce lieu est un camp où se concentre l’image.

Le prolétariat Instagram a beaucoup de valeur aux yeux de l’industrie

Le luxe, la marque, l’argent, tout cela sert de décor, de sponsor, à ce monde là. Comme le raconte l’anthropologue Giulia Mensitieri, dans son fabuleux « Le plus beau métier du monde », nous sommes dans un univers de nouveaux hommes sandwiches où le luxe s’exhibe et la précarité se dissimule. Mensitieri parle de ces personnalités interchangeables, aux aspirations créatives, qui vendent leur cool pour faire partie d’un milieu qui fait fantasmer. Leurs ascensions peuvent s’arrêter net, leurs stages ne pas se transformer en situation, il leur reste le rêve à vendre. 

Ces fashion weeks, de plus en plus professionnelles et sécurisées, sont le salon professionnel de leur représentation, et c’est de leur envie d’exister que les grands noms de la mode et du luxe savent habilement profiter. Jusqu’à ce que les Insta, Snapchat, et autres vitrines digitales soient frappées de désuétude, et que ceux qui y posent, fiers mais fragiles, deviennent une marchandise obsolète. Le luxe leur survivra.   

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