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In-progress: le luxe entre éthique et esthétique

Publié le par Journal du Luxe

Le Club des Chroniqueurs du Journal du Luxe présente en exclusivité la chronique de Luca Marchetti, consultant en stratégie et identité de marque mode-beauté-parfumerie et luxe. Sémioticien de formation, il s’interroge sur la vie sociale et médiatique des valeurs, des signes, des messages et des discours qui animent la luxosphère aujourd’hui.

Le luxe face à ses responsabilités 

La question éthique et une approche durable s’imposent désormais comme enjeux majeurs dans tout secteur d’activité. Dans le domaine du luxe, elles sont particulièrement urgentes car cet univers est traditionnellement associé à une consommation immodérée de biens superflus, dans une totale indifférence de l’utile, du fonctionnel et du nécessaire. Ceci dit, il n’est pas question de lister ici les initiatives menées en ce sens au nom de grands et petits acteurs du luxe, ni d’en étudier la pertinence. En revanche, pour un univers si dépendant d’une vision esthétique crédible, il me paraît crucial de comprendre dans quelle mesure l’imaginaire culturel du luxe est compatible avec une telle aspiration au bien.

Instinctivement, on peut déjà exprimer un avis positif. Le rêve entretenu par le luxe se nourrit de rareté et à l’heure actuelle, les menaces et dangers planétaires majeurs nous font percevoir le bien comme en voie raréfaction. Dernier événement en date, la pandémie de Covid19 a été un réel accélérateur d’initiatives solidaires aux résultats plus ou moins convaincants en fonction des cas. Mais au-delà de ce premier constat, une plus fine analyse révèle aussi une évolution du luxe classique, toujours ostensible et matériel (axé sur l’objet et son exhibition publique) vers quelque chose de plus sensible et immatériel (à commencer par le recours à l’affect, à la sensation ou encore à la conceptualisation artistique) qui le rapproche d’une première forme d’aspiration au bien. Au cœur de ce luxe sensible, on situera non seulement l’essor du storytelling des grandes maisons à propos de leur brand-purpose (expression chère au marketing), mais aussi les multiples narrations autour du savoir-faire et d’une vision du monde spécifique qui – dans les cas les plus vertueux – font d’elles des acteurs socio-culturels à part entière, et non seulement des entités commerciales (faut-il rappeler qu’en plus d’inventer sa petite robe noire, Chanel a cristallisé à jamais un profil de féminité tout à fait inédit au début du siècle dernier?). De la même manière, l’intérêt croissant pour des formes intangibles d’intensité – très en vogue de nos jours – nous questionne tout d’abord sur notre perception et, plus largement, sur l’attribution des critères de goût contemporains. Par exemple, comment ressentir la fragrance “Stercus” – excrément en latin – d’Alessandro Gualtieri ?

Vers un nouveau luxe

On peut considérer dans cette même perspective les multiples recours à l’expérience, dans l’optique de ré-enchanter la relation entre la marque et le public : sa dimension holistique et son ancrage dans la nouveauté, la surprise et l’acquisition de connaissances (cf. Montani 2014) conduisent directement à la signification-clé du luxus latin, qu’en plus d’évoquer le superflu, évoquait « l’écart » vis-à-vis de ce qui est attendu (cf. Celaschi, Cappellieri, Vasile 2007) et ouvrait à l’imagination. Le luxe de l’immatériel nous renseigne aussi sur les transformations de la notion d’authenticité, aujourd’hui moins liée à la conformité des matériaux et du savoir-faire et davantage tournée vers la véracité de ce que l’on vit, comprend et ressent à travers la marque (cf. Michaud 2013). Ce qui n’est pas sans rappeler les actuels croisements entre luxe et art contemporain, dont les fondations signées Cartier, Ricard, Hermès, Louis Vuitton, Alaïa ou Sozzani ne sont que les exemples les plus visibles.

Ces quelques observations serviront déjà à mieux comprendre les enjeux de transparence sur le sourcing éthique ou les matières « fairmined » de maisons comme Chopard, les activités participatives de conscientisation autour du processus créatif initiées par Burberry’s dans sa Maker’s House de Londres, le geste de mécénat patrimonial de François Pinault à la bourse de Paris qui accueillera bientôt sa collection d’art, ou encore l’engagement dans la revitalisation du tissu urbain et humain de la Fondazione Prada à Milan, jusqu’à l’ambition quelque peu visionnaire de la fondation Lafayette Anticipations vouée à imaginer des futurs souhaitables, transversalement à tout domaine de la culture.

Vers la réinvention, entre évolution et révolution 

Pour aussi compliquées et abstraites qu’elles puissent paraître, ces manifestations du bien sont déjà en train de restructurer l’imaginaire du luxe et risquent de devenir à court terme des leviers marchands incontournables. À ceux qui s’inquiètent de la viabilité de telles postures de marques sur les marchés émergents, notamment en Asie, l’avis des anthropologues rappelle que cette attention à l’intensité, à la temporalité lente, à l’ici-et-maintenant, à la plénitude expérientielle, tout comme à la spéculation esthétique et intellectuelle, sont tout à fait inscrites – par exemple – dans les fondamentaux culturels non seulement japonais mais chinois aussi (cf. Mathieu et Monneyron 2015) – les collections d’habits, d’accessoires et d’objets de la maison Shan Xia tout comme l’imagerie visuel de certaines publicités du joaillier Qeelin en sont des manifestations évidentes.

Il semble donc que le luxe puisse rêver du bien, sans pour autant devoir s’attendre à une révolution de ce marché dans le sens d’une totale dématérialisation et d’une conceptualisation radicale. En visualisant cette problématique sur un carré dont les quatre coins seraient les notions de « matériel », « esthétique », « sensible » et « critique », on retrouvera le beau – si cher au luxe – entre le matériel et l’esthétique et on situera le bon en diagonale, entre le matériel et le sensible. Le bien, quant à lui, se saisira dans la tension entre le sensible et critique, là où le premier nous rappellera la dimension perceptive et affective, alors que le dernier s’entendra comme une invitation à la réflexion et à la conscientisation, sans lesquelles la complexité du luxe contemporain resterait incompréhensible.

Références :

  • Celaschi, F., Cappellieri, A., Vasile, A., Lusso versus design. Italian design, beni culturali e luxury system: alto di gamma & cultura di progetto, Milano, Franco Angeli, 2007.
  • Michaud, Y., Le nouveau luxe : Expériences, arrogance, authenticité, Paris, Stock, 2013.
  • Montani, P., Tecnologie della sensibilità. Estetica e immaginazione interattiva, Milan, Raffaello Cortina, 2014.
  • Mathieu, P., Monneyron, F., L’imaginaire du luxe, Paris, Imago, 2015.

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