Erwan Rambourg

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« Le luxe en 2022 devrait être à la fois locavore et omnivore. » Erwan Rambourg

Publié le par Journal du Luxe

Dans la série d'interviews "Le Bilan Luxe de l'année", Eric Briones, Directeur Général du Journal du Luxe, invite plusieurs spécialistes du secteur à s'exprimer sur les sujets qui ont animé 2021. Après une carrière en marketing chez LVMH puis Cartier, Erwan Rambourg est désormais responsable de la recherche action sur les biens de consommation et le retail au sein d'une banque. Contributeur régulier du Wall Street Journal, du Financial Times, de CNBC et de Bloomberg, il est également l’auteur de deux livres sur le secteur du luxe : "The Bling Dynasty, Why the Reign of Chinese Luxury Shoppers Has Only Just Begun" (2014) et "Future Luxe: What’s Ahead for the Business of Luxury" (2020).

Eric Briones

Quel bilan peut-on faire du luxe en 2021 ?

Erwan Rambourg

Fin 2020, j’ai publié un livre sur la prochaine décennie de croissance du luxe dans une ère post-COVID. Certains m’ont dit que j’étais beaucoup trop optimiste. Que, ayant déménagé à New York, j’étais devenu un peu américain, “verre à moitié” plein, sur-enthousiaste. En réalité, le secteur a dépassé toutes les attentes cette année et j’aurais pu être encore plus optimiste dans mon ouvrage…   

Évidemment, d’un point de vue macro-économique, de nombreux consommateurs ont connu une importante création de richesse : les marchés actions ont atteint des taux historiques en Europe et aux Etats-Unis, le marché immobilier secondaire se porte bien et les membres de la classe moyenne ont pu thésauriser avec peu de dépenses en voyages, en hôtels de luxe et autres restaurants étoilés.

Ceci dit, au-delà de ventes fortes, ce qui est le plus remarquable pour moi, ce sont les transformations profondes des business models du luxe. Ces changements marqueront le secteur bien au-delà de la période actuelle. Les anglo-saxons utilisent l’expression “silver lining” pour analyser les bienfaits d’une crise avec cette idée qu’à quelque chose, malheur est bon. La pandémie aura influencé fortement le secteur et aura permis à ses acteurs de progresser, par exemple, sur le service aux clientèles locales, notamment européennes. Les flagships de Milan ou de Paris n’avaient pas l’habitude de s’adresser de manière très efficace aux italiennes ou aux françaises : c’est désormais le cas. La crise aura également joué sur l’accélération des ventes en ligne et sur l’amélioration de la qualité des sites et des services offerts avec une meilleure formation des forces de vente, la prise d’initiative, la prise de risques... Citons également les fermetures de distributeurs tiers pour se concentrer sur les magasins en propre, garants d’un contrôle des prix et d’une meilleure représentation des marques. En synthèse, une professionnalisation du secteur à marche forcée qui, in fine, fait de la consommatrice la grande gagnante de la crise.  

Eric Briones

 Quels sont les "grands gagnants" et les "perdants" du luxe cette année ?

Erwan Rambourg

D’un point de vue de la consommation de luxe, la clientèle locale. Cela s’est vu en Europe - même si les chiffres restent difficiles en l’absence de tourisme d’Asie - et encore plus aux Etats-Unis qui ont enfin joué leur rôle de marché émergent pour le luxe.  

D’un point de vue des marques, les grands gagnants ont très clairement été les leaders : Louis Vuitton ou Dior en maroquinerie et accessoires, Cartier en joaillerie, Rolex en horlogerie... Les grandes marques et les grands groupes ont accentué fortement leurs parts de marché. Avec une part importante de consommatrices primo-accédantes qui veulent aller vers des marques de référence, les plus petites marques ont moins bien rebondi.

Eric Briones

 Quelle est la définition du luxe en 2021 ?

Erwan Rambourg

Il y a 10 ou 15 ans, la clientèle américaine aurait défini le luxe en évoquant des marques comme Tommy Hilfiger, Calvin Klein, Donna Karan ou Ralph Lauren. Les standards sont désormais assez semblables à ceux qui dominent les marchés chinois, japonais ou européen. Le luxe aux Etats-Unis a longtemps été freiné par un sentiment de culpabilité après le 11 septembre et au moment de la grande crise financière de 2008 ; il semblerait que ce sentiment ait quasiment disparu. L’achat de luxe n’est désormais plus perçu comme étant inapproprié ou vulgaire. 

En Europe, le luxe, c’est essentiellement le développement ou la redécouverte d’une relation plus intime, plus personnalisée avec des marques qui, pré-COVID, avaient un peu délaissé les consommateurs.

En Chine, le luxe reste un marqueur de réussite, une preuve de prospérité personnelle, une carte de validation qui montre que vous faites partie d’un club auquel vous avez mérité d’appartenir.  

Au Japon, le luxe, contrairement à la plupart des autres marchés, est transgénérationel. Des marques qui réussissent là-bas, comme Hermès, sont fières de vendre des produits à trois générations de connaisseurs. 

En Asie hors Chine et hors Japon, le luxe est plutôt un produit de l’ordre de l’exceptionnel. Dans d’autres marchés émergents, et notamment en Amérique du Sud, ce sont également des achats plutôt rares.

Eric Briones

Quelle méga tendance luxe voyez-vous triompher en 2022 ?

Erwan Rambourg

Le luxe en 2022 devrait être à la fois locavore et omnivore. Locavore au sens où la clientèle principale du secteur, asiatique, a peu de chance de recommencer à voyager rapidement en Europe ou aux Etats-Unis. La consommation devrait donc rester essentiellement locale, au moins jusqu’à la fin de l’année 2022. Omnivore au sens où la consolidation des acteurs devrait se poursuivre. Il est impossible de prédire le timing et les acteurs impliqués dans les rachats par de grands groupes – car le luxe est un marché de vendeurs – mais il est raisonnable d’imaginer que la consolidation va se poursuivre.

Eric Briones

Qui va gagner la guerre du luxe entre Cartier et Tiffany&Co. ?

Erwan Rambourg

Il y a de la place pour les deux. La joaillerie reste un marché très fragmenté sur lequel les marques peuvent continuer à gagner beaucoup de terrain. Cartier est le leader, plus institutionnel, plus exposé au marché asiatique, plus diversifié en termes de catégories de produits avec notamment une forte crédibilité en horlogerie. Certaines clientes pensent même que Cartier est un horloger qui vend de la joaillerie alors que c’est évidemment le contraire ! Tiffany bénéficie d’une équipe de management renouvelée, menée par un CEO ambitieux et dynamique et la marque commence à récolter les fruits d’une stratégie décomplexée, d’une exécution rapide de ses nouvelles gammes de produits et de ses nouvelles campagnes, le tout appuyé par la vision et les moyens de LVMH. La marque américaine part de plus loin en matière de chiffre d’affaires, de diversification géographique et de catégories de produits. Mais, si elle devrait croitre plus rapidement à partir de cette base plus faible, je vois une croissance forte pour les deux acteurs.

Eric Briones

Le luxe a t-il sa place dans le métaverse ?

Erwan Rambourg

Et le métaverse a une place indéniable à jouer dans le luxe ! De nouvelles manières de consommer, une nouvelle typologie de consommateurs - plus jeunes, plus masculins -, des revenus complémentaires... Oui, les produits et les services virtuels vont se multiplier et c’est pourquoi, alors que le secteur a été lent sur les ventes en ligne ou les questions d’environnement et de circularité, il est déjà assez investi sur les NFTs et le monde virtuel. Ce n’est que le début.

Erwan Rambourg

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