Chronique

Faut-il encore se demander si Luxe et e-commerce font bon ménage ?

Publié le par

On pensait cette question ringarde et balayée par l’époque COVID où chacun avait trouvé sa place dans les écosystèmes de marque. Mais des études récentes remettent cette question éculée à l’ordre du jour : et si le digital n’était pas fait pour les Maisons de luxe ?

Depuis un certain nombre d’années, beaucoup d’experts présentent la digitalisation du luxe comme LA solution ultime et inévitable pour se développer dans ce monde globalisé, "pandemisé", "genZisé". Couverture géographique optimale, possibilité de vendre 24/7, coût opérationnel moins élevé que pour un réseau de distribution sont quelques-uns de arguments avancés pour promouvoir l’e-commerce au sein des Maisons. Ce travail de lobbying intense a porté ses fruits et amené les ventes en ligne de ces dernières à pas loin de 20% de leur chiffre d’affaires total en moyenne, là où il plafonnait entre 2 et 5% dans le meilleur des cas avant COVID. 
Une étude récente Bain parle même d’une prévision d’augmentation qui avoisinerait les 60% à horizon 2030. (Bain & Company : Long Live Luxury: Converge to Expand through Turbulence, 2024)

Mais si digitalisation ne rimait pas (ou plus) avec performance ? L’expérience que l’on s’attend à vivre aux côtés d’une Maison de luxe est-elle vraiment compatible avec un parcours totalement digitalisé ? La vente d’un produit de luxe peut-elle vraiment se faire en ligne ?

Ce petit caillou dans la chaussure des grandes Maisons

Bien que certaines aient été pionnières en la matière (Burberry notamment pour qui l’e-commerce représente 34% du chiffre d’affaires en 2023), la plupart des Maisons de luxe ont fait preuve d’une certaine inertie dans leur digitalisation. Désormais, le luxe en ligne représente 75 milliards de dollars à l’échelle mondiale (Luxonomy Group, 2024), soit une part non négligeable de leur activité.
Mais à y regarder de plus près, la bonne santé digitale des Maisons est bien souvent inversement proportionnelle à leur performance au global. Rien de mieux qu’un schéma pour en faire la démonstration.

Voici un petit exercice de rapprochement entre la part du CA réalisé en ligne et la performance des 12 derniers mois de la Maison :

(Sources : rapports annuels des Maisons)

Ces chiffres sont-ils un concours de circonstances ?

Jusque-là, la stratégie de la rareté (ou de l’exclusivité) adoptée par Chanel était moquée : l’impossibilité d’acheter en ligne l’offre de prêt-à-porter, les sacs à main ou encore la joaillerie de la marque au camélia était perçue comme une hérésie commerciale.
Le sellier Hermès quant à lui, avec ses 300 boutiques éparpillées dans le monde et son site e-commerce comme unique point de vente en ligne avec une seulement une sélection courte de produits disponibles à la vente, était taxé d’intégrisme.

C’est pourtant la croissance insolente de ces deux Maisons, qui ont privilégié la brand equity à l’accessibilité que tout le monde envie désormais.

Entre désirabilité et accessibilité, faut-il choisir ?

Le fait de pouvoir se procurer rapidement et par soi-même un produit de luxe, ne nourrit pas le désir pour la marque, condition sine qua non d’un achat réitéré régulièrement.

Récemment, une grande Maison italienne nous interrogeait sur la façon de créer de la désirabilité autour de leurs icônes. La perception de valeur d’un sac passe notamment par la manipulation de ce dernier, le toucher de son cuir, le ressenti lors du porté, et tout cela ne peut pas être vécu en ligne. Le choix a donc été fait de réinventer le parcours de découverte en ligne de ces produits, pour inspirer, informer, susciter l’envie avant d’être pris en charge lors de la redirection vers l’une des boutiques de la marque pour pouvoir bénéficier d’une consultation privilégiée.
Tout l’enjeu est de faire de ce moment qui pourrait générer de la frustration chez le client, une introduction à un moment singulier avec la marque. La promesse est grande, le moment que l’on s’apprête alors à vivre ne doit en aucun cas décevoir. La préparation du rendez-vous, le rituel proposé, l’espace qui va accueillir le client doivent tous être au service d’une expérience singulière.

L’expérience client, élément clé de la croissance

Dans un marché du luxe atone et des perspectives pour 2025 plus que prudentes, la question de la croissance ou a minima de la pérennisation des résultats est omniprésente. Face à des coûts d’acquisition et une volatilité des clients qui s’envolent, la bataille des prix qu’impose l’e-commerce fait de l’expérience client le meilleur allié des Maisons dans leur stratégie de séduction et fidélisation. Une large palette de solutions est désormais envisageable : éditorialisation de l’offre et de la marque, singularisation des parcours, création d’expériences à l’échelle locale, accès à des services ultra-exclusifs grâce à l’acquisition d’un produit ou encore un niveau d’échange one-to-one avec la marque (vs le one-to-many trop souvent pratiqué). La création d’expériences mémorables prend aujourd’hui plus que jamais tout son sens pour les Maisons, qui doivent surprendre, rassurer et faire rêver.

Il ne s’agit pas ici de déclarer l’e-commerce persona non grata dans le luxe, bien au contraire. Mais plutôt de s’interroger sur la part que doit prendre le digital dans la relation d’une Maison à sa communauté et de quelles manières il peut participer à une croissance solide, où le chiffre d’affaires ne peut être dissocié des dimensions relationnelles et émotionnelles inhérentes au luxe.

par