Chronique
Design daté, marketing jeune ou comment vendre une réédition en 2023.
Publié le par Paul Carluy
Lundi 17 avril 2023, Jacquemus dévoile sur Instagram sa ligne "Objets". Des accessoires, des livres et du mobilier de bord de piscine : il aurait été facile de s’y perdre et pourtant, la stratégie du pied dans la porte de Jacquemus n’a jamais été aussi claire et séduisante.
Une collection aux éclectiques typologies.
La collection de soixante-douze objets se compose d’articles de taille, matériaux et usages très larges. Ce généreux fourre-tout se décortique en trois catégories.
1. Curation par Jacquemus sur le site internet, se compose de vingt-trois livres d’art vintage en exemplaires uniques et trois tirages photographiques de Lucien Clergue.
2. Jacquemus + Exteta, se compose de trois pièces de mobilier de la série "Locus Solus" conçues en 1964 par Gae Aulenti pour Zanotta rééditées par Exteta sous de nouveaux coloris propres à la collaboration avec Jacquemus.
3. Objets en cuir se compose de quinze accessoires en cuir et laiton originaux manufacturés par la marque. Ce n’est pas du mobilier, on y retrouve des sacs, pics à cheveux et petits accessoires de maison en cuir.
Trois offres, trois niveaux de lecture.
Ce n’est pas avec vingt-trois livres uniques sur un site internet que l’on fait tourner la machine Jacquemus. Leur rôle se lit donc ailleurs.
La description de chaque livre sur le site indique : "Ce livre est un ouvrage vintage chiné par Jacquemus, disponible en un seul exemplaire". De plus, le titre de la catégorie Curation par Jacquemus indique bien l’investissement personnel de Simon. À la manière d’un Lagerfeld que l’on savait dévoreur de pages, au point d’ouvrir sa propre librairie, Jacquemus étend ici son personal branding au-delà du vêtement et du lifestyle. C’est un message fort quant à son image. Les livres d’art traitent de photographie, peinture et architecture. Sans pour l’instant ouvrir de fondation, c’est un premier pas dans la culture.
Ce n’est pas non plus avec une chaise, un fauteuil et un bain de soleil de l’on fait tourner la maison Jacquemus. Encore une fois, l’idée est ailleurs.
Jacquemus n’est pas plus éditeur de livres que de mobilier, la collaboration avec Exteta semble donc tout à fait commode. On délègue la production et on récolte l’image. Jacquemus choisit du design industriel années soixante, niche pour le commun des mortels, mais pas trop. On connaît peut-être un peu trop Gae Aulenti pour sa fameuse Pipistrello. La carrière de la designer italienne ne se résume pourtant pas qu’à cette lampe en plastique, et donc pour cette réédition : merci Jacquemus. Un coup de peinture, un nouvel imprimé pour le textile et le tour est joué.
Si les deux premières typologies d’objets apportent à la marque quelque légitimité et placement culturel, la troisième sert la marge. Des accessoires en cuir et des pics à cheveux en laiton à trois chiffres permettent à la marque de garder son rythme de croisière. Rien n’a changé quant à la DA, les accessoires sont, sur le site, mêlés au prêt à porter saisonnier. L’assiette en cuir et la pince à linge ne jurent guère à côté du Bambino en osier et du panier Seau. Toute la collection est présentée en un dégradé de couleurs, lien plastique qui apporte de la cohérence entre les livres, chaises et vêtements. Point bonus pour le plateau en cuir dont les anses reprennent la boucle de la poignée du Chiquitos Nœud.
Sortir de Milan pour communiquer avec la Gen Z.
La date des deux posts Instagram n’a rien d’anodin. Le premier, lundi 17 avril 2023, jour de vernissage du Salone Del Mobile de Milan qui ouvrait donc le lendemain, jour du deuxième post. Le salon du mobilier de Milan est l’événement le plus important du design occidental contemporain. Tout le monde expose, y compris les marques de mode qui commencent aussi à éditer du mobilier. Lancer une ligne d’objets via Instagram sans présence physique à Milan le jour du vernissage est un message évident : "ma cible est ailleurs, je n’ai nullement besoin de votre séculaire et dispendieux espace d’exposition, une vidéo Instagram me suffira."
Alors que la tendance vise à critiquer le choix trop facile de la réédition, celui de la série Locus Solus vise le mille. C’est du design on ne peut plus industriel (du tube d’acier cintré et de la toile de coton), d’une designer italienne de la grande époque du design italien. Jacquemus fait le judicieux choix de ne pas choisir de modèle trop grand public. La réédition, si elle se montre financièrement commode, est cependant moins indiquée en termes d’image, car elle est synonyme de facilité. Ainsi, les maisons d’édition de mobilier trop fières et tournées vers leurs archives s’enlisent souvent dans une image passéiste faute de direction artistique.
C'est ici que le génie Jacquemus opère. Si le premier post composé de pack-shots en grille est descriptif quant au contenu de la collection, le deuxième laisse un peu plus de place à la rêverie. La description de la vidéo "She didn’t manage to choose an object on the grid ! :)" nous invite à nous amuser du jeu d’équilibriste en pas de crabe sur talon au rythme du thème de Mon Oncle de Jacques Tati au bord d’une piscine, bien entendu. La légère et ludique vidéo est à l’image de la marque : fière de ses références contemporaines. La réédition habituellement maladroite trahit le manque de renouvellement d’un éditeur. Chez Jacquemus, il traduit une érudition qui se partage aux plus jeunes et qui ne veut surtout pas s’ankyloser dans un salon du meuble ego centré.
Sea, pastel and sun, Jacquemus nous montre une fois de plus la voie d’un luxe décomplexé, pétri d’influences passées et pourtant résolument tourné vers la jeunesse.
Interprétation et intégration, le pari est gagné.
Chronique rédigée par Paul Carluy, auteur du podcast Acid : archives contemporaines et internationales de design.