Chronique

Jeunes Chinois : le luxe (plus) à tout prix ?

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Alors que la croissance du luxe continue d’être tirée par l’ultrapremium et les collections privées - qui résistent mieux aux aléas de la conjoncture - les marques peuvent imaginer que les jeunes Chinois vont continuer de payer le prix fort pour ce qu’ils convoitent. Mais les attaques et moqueries subies par Ouyang Nana (22 ans, musicienne, chanteuse, actrice, égérie d’une trentaine de marques dont Louis Vuitton, Chaumet, Givenchy, L’Oréal, The Beast…) lors du lancement de sa marque Nabi pourraient bien signaler une sensibilité croissante aux prix des plus jeunes générations.

Les faits.

La ligne Nabi comprend des tenues d’intérieur et accessoires, blancs et minimalistes : chaussettes, peluche lapin, sweatshirt… La pièce la plus iconique est le peignoir de bain, positionné à 998 yuans, immédiatement objet de vives critiques "cher et même pas 100% coton !".

Peignoir ©Nabi

L’affaire se hisse immédiatement en tête de liste des sujets chauds de Weibo :

  • le hashtag #欧阳娜娜品牌定价 #PositionnementPrixDeLaMarqueDeOuyangNana grimpe en 1 journée à 183 millions de vues, pour comptabiliser à mi-décembre 220 millions de vues et 17 000 commentaires.
  • Le hashtag #欧阳娜娜品牌988 元浴袍成本不足百元 #LePeignoirDe988YuansDeLaMarqueOuyangNanaCouteMoinsDe100Yuans compte 520 millions de vues et suscite 20 300 commentaires !

Même si la ligne a été immédiatement vendue (Ouyang Nana compte quand même 21 millions de fans…), l’ampleur inhabituelle et la précision des critiques méritent de s’y arrêter.
Les commentaires épinglent successivement :
- l’absence de concept,
- la faiblesse du design,
- les matériaux de faible qualité,
- les prix élevés pour une qualité perçue insuffisante.

Sur le peignoir, une analyse de la valeur extrêmement précise est réalisée auprès d’un sous-traitant établi. Il mentionne, sous couvert d’anonymat, qu’un tel peignoir - en polyester et personnalisé d’un logo- revient environ à 65 yuans et que dans la pratique il devrait être commercialisé au maximum à 300 yuans.

Ce post récolte 767.000 likes, et le premier commentaire « nabi 在等sabi买 » signifiant « qui achète nabi est sabi [傻逼Shǎbī stupide]» remporte 103K likes.

Les moqueries ne s’arrêtent pas là.

Sur RED, le hashtag #nabi compte plus de 22000 posts, et il s’agit majoritairement d’internautes s’amusant à accoler le logo nabi sur tout et n’importe quoi (bol de riz, masque, chargeur de téléphone…) pourvu que le produit soit basique et/ou blanc.

Ouyang Nana est, en outre, accusée d’être trop âpre au gain, alors qu’elle compte parmi les artistes les plus prospères de sa génération (et est issue d’une famille bien établie et fortunée).

"Vraiment je ne comprends pas pourquoi Ouyang Nana veut à ce point gagner de l’argent. Son studio est en tête de liste des artistes féminines. On sait bien que faire des affaires amasse plus d’argent qu’être interprète, mais chaque année elle est régulièrement dans des shows. Dans sa tranche d’âge, nés post 1995-2000, il n’y en a pas beaucoup qui gagnent comme elle."

Décryptage.

Alors que Ouyang Nana cristallise richesse et glamour – ayant même initié le look de maquillage si convoité de天富家千金aka riche héritière de bonne famille, les jeunes internautes refusent pourtant d’acheter aveuglément sur la base de sa notoriété. C’est comme si la mécanique liant classiquement célébrités et traction commerciale s’était enrayée…
Deux clés de lecture pour un nouveau paradigme de consommation du luxe demain ?

  1. Sur fond de prospérité commune (réductions des inégalités) et de conjoncture économique difficile, beaucoup n’acceptent pas qu’une célébrité bien établie se mette en position de gagner encore plus et de marquer les écarts.
  2. Courbe d’apprentissage : les commentaires sont loin d’être seulement personnels et émotionnels. La précision des analyses montre une sagacité des plus jeunes consommateurs dans la valeur perçue.


Enseignements pour les marques.

Ce qui s’est joué avec Ouyang Nana, à savoir son incapacité à emmener les jeunes en dépit de son prestige, glamour et traction commerciale, pourrait tout à fait se répliquer avec les marques de luxe.
Si l’intégrité créative n’est pas au rendez-vous, si la valeur perçue est insuffisante, si les jeunes consommateurs ne voient qu’opportunisme, ils pourront être extrêmement vocaux et sanctionner la marque.
Comme ici, à court terme, les ventes pourraient être effectives, mais à moyen-long terme c’est un capital de confiance qui s’entame, et dans le contexte ultra compétitif chinois, ce type de handicap est difficile à rattraper.

Par ailleurs, il faut noter que les jeunes Chinois sont loin de se désintéresser du luxe, 37% d’entre eux déclarant même commencer à suivre des marques de luxe avant 18 ans (Source RED 2022). Mais il est fort à parier que les plus jeunes générations seront de moins en moins prêtes à acheter la marque purement sur le nom, capital de marque, ou mise en avant de célébrités.
Qu’il s’agisse d’un phénomène générationnel (consommateurs de plus en plus avertis et exigeants) ou conjoncturels (ralentissement économique, attentisme des primo-accédants au luxe), la sensibilité croissante au prix va nourrir un nouveau paradigme de désirabilité.

Pour les plus jeunes, des prix très élevés ne cautionnent plus forcément prestige et désirabilité. Et son corollaire, à savoir des prix faibles équivalents à des produits bas de gamme, sera également à réviser… Mais c’est un autre chapitre.

Dao Nguyen est fondatrice d’Essenzia ByDao, une agence dédiée à l’accompagnement des marques de parfums et beauté dans leur déploiement en Chine. Marketing stratégique et anthropologie du goût.

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