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Que nous cache le tombé de rideau à Paris ?

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À l’occasion de la Fashion Week parisienne Printemps-Été 2024, se sont tenus les défilés Balenciaga et Louis Vuitton. Au crépuscule de l’euphorie post-covid et d’un business dopé au You only live once, les résultats du Q3 2023 et rideaux tombent, graves. Que nous raconte donc cette mise en scène?

Une scénographie simple et grandiose

Chez Balenciaga, on voit rouge. Le défilé se tient dans l’écrin d’une boîte à bijoux, l’entièreté de la scène drapée d’un velours rubis absorbant. La lumière est donc tamisée, concentrée sur le podium surélevé et cerclant l’assistance. Ce all-over littéral et théâtral nous sert ici de salle du temps tout droite sortie de Twin Peaks. On y fait les comptes, et on regarde d’où l’on vient. La communication autour du défilé est claire : après celui de mars 2023 dans le white cube, page et pattes blanches d’un Demna exsangue suite au scandale, le baroque et le budget reviennent à petits pas dans une scénographie brutale et splendide. Les sièges de théâtre des invités présagent du spectacle à venir. Le directeur artistique de Balenciaga fait défiler tous ses proches et intimes sur un piédestal, le temps d’un dernier tour de piste devant le rideau déjà tombé.

© Balenciaga

Chez Louis Vuitton, l’ambiance est chaude, en témoignent les cartons d’invitations brandis par l’assistance qui les fait danser en bal d’éventails. Ici, le all-over translucide laisse apparaître en filigrane l’envers du décor, et réfléchit généreusement la lumière zénithale. Cette généreuse bâche orangée enrobe la pièce du sol au plafond, tandis que les mannequins font aussi une boucle ; mais qui est ici cerclée par l’assistance. Malgré les temps difficiles, l’ambiance est à la sérénité et sans annonce de renouvellement (le dernier accord en 2018 était de cinq années supplémentaires), no news good news, on s’imagine que le directeur artistique du prêt-à-porter femme proroge son contrat de cinq ans.

© Instagram Louis Vuitton

Le public trop gâté s’habitue aux super-productions, si bien qu’à chaque nouveau défilé on se demande : "qu’est-ce qu’il nous prépare cette fois-ci ?", et la scénographie prend le dessus sur le contenu du défilé. La surenchère au spectacle s’emballe donc, les frais avec. À l’heure actuelle du serrage de ceinture, ces dispendieuses super-productions seraient malvenues et incohérentes. Ces statutaires démonstrations ne représentent aucune source de revenu directe mais sont nécessaires à la narration de ces mega-marques et donc de leur groupe. Ainsi, le marché se refroidit, si bien que l’on s’assortit dignement de son plus beau drapé.

Une humilité à l’image du marché

Compliqué d’avoir les chiffres précis du premier groupe de luxe au monde, on sait que LVMH ne différencie pas les revenus de ses marques, mais les revenus annuels de ses divisions mode et maroquinerie ont augmenté de 82 % entre 2020 et 2022 pour atteindre 38,6 milliards d'euros. À elle seule, la marque Louis Vuitton engrange environ la moitié des ventes du groupe, et environ la moitié des bénéfices globaux du groupe, avec plus de 20 milliards d'euros de revenus selon les analystes. Le malletier au monogramme devenu porte-drapeau est l’indicateur ad hoc pour l'ensemble du secteur du luxe.

Il en est de même en face pour Balenciaga, si ce n’est plus. La stratégie Kering de ne choisir qu’un seul visage par marque à la direction artistique, et cela peu importe les segments et marchés, pousse chaque marque à l’exacerbation de son caractère. Si l’on fait la différence entre la scénographie du premier défilé de Pharrell, et celle du dernier de Ghesquière, c’est parce que l’on en perçoit la différence de stratégie et d’enjeux. Or ici, tout se mélange pour Balenciaga. Un bad buzz éclabousse l’unique directeur artistique et c’est toute la marque qui sombre, peut-être le groupe avec.

Scandale qui, couplé aujourd’hui à la forte inflation et au taux directeur de la FED en hausse sur le marché états-unien ainsi qu’à la bulle immobilière chinoise, a fragilisé le croiseur de François Pinault avant la tempête. Si l’on ajoute à cela l’accueil mitigé de la première collection de Sabato de Sarno, la rentrée du groupe Kering ne se fait pas sans stress. La timide transition de direction artistique chez Gucci et les bientôt neuf ans de Demna Gvasalia chez Balenciaga sont annonciateurs de mouvements stratégiques en cette conjoncture peu clémente : -13% en données publiées et -9% en comparable au Q3 2023, le temps est au changement.

Cacher un re-décollage à venir

Le site internet de Kering ne propose plus à l’heure actuelle les chiffres de Balenciaga, contrairement à ceux de Gucci, Saint-Laurent et Bottega Veneta sur lesquels il faut donc mettre l’emphase. L’objectif pour Kering est à présent de faire monter Saint-Laurent et Bottega Veneta au rang de super-marques, il en va de même pour Céline et Loewe chez LVMH. Il faut aussi mettre en perspective l’extrême et exceptionnelle croissance d’hier avec une année 2022 de tous les records. De plus, si le business bat aujourd’hui de l’aile pour les deux mastodontes, c’est bien que l’entièreté du luxe est touchée, si bien qu’il y a affaire à chasser.

C’est au creux de la vague que les acteurs les plus "liquides" ont une carte à jouer, et nos deux candidats sont disposés à cette stratégie. On sait Richemont affaibli suite à la descente aux enfers de Farfetch avec lequel le groupe a récemment passé accord, et l’on sait aussi que Cartier est l’un des joyaux manquants de Bernard Arnault aux côtés de Bulgari et Tiffany. De l’autre côté, on se rappelle en juillet dernier de l’acquisition à hauteur d’une participation 30% de Valentino par Kering qui pourrait se conclure en acquisition totale. N’oublions pas non plus Burberry, aussi secoué par la conjoncture et toujours sans actionnaire majoritaire…

Enfin, si le rideau est plus solennel d’un côté, il laisse apparaître de l’autre la lumière d’un projet monumental qui nous prouve que, derrière une scénographie humble, le vaisseau-mère Louis Vuitton n’a que faire du vent qui tombe. La construction d’un édifice au 103/111 avenue des Champs Élysées se planifie bien en amont d’un ralentissement passager du business. Si le défilé a lieu au sein de ce futur joyau du luxe français, c’est qu’il est à l’image de ce que la marque a pour projet : une expansion toujours plus pérenne et des limites perpétuellement dépassées.

Un paresseux trimestre ne peut enrayer une stratégie à cinq ans, peut-être seulement le budget alloué à quelque designer scénographe en free-lance cette saison qui, en conclusion, chez Hermès ira faire les provisions. Loin des directions artistiques tranchées, le vent ne semble fléchir pour les courbes toujours au galop du pur-sang envolé… Hermès à dos de Pégase ne voit tomber le rideau de si haut !

Chronique rédigée par Paul Carluy, auteur du podcast Acid : archives contemporaines et internationales de design.

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