interview Bruno Lavagna

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« Le luxe profite de la diplomatie pour mettre en avant son savoir-faire et le faire-savoir » Bruno Lavagna, "Géopolitique du luxe"

Publié le par Journal du Luxe

Vision du luxe en 2021, impact du digital, rapport à la Chine... Entretien avec Bruno Lavagna, directeur et fondateur de Be.Exclusive, consultant en géostratégie du luxe et auteur de l'ouvrage "Géopolitique du luxe".

Eric Briones

En 2021, le luxe n'a jamais été aussi désirable, intergénérationnel, diverse, puissant et global. Quelle est votre analyse d'un tel triomphe ?

Bruno Lavagna

En effet, le luxe n’a jamais été aussi désirable en 2021, peut-être encore plus suite à la pandémie de Covid-19 qui a démarré en mars 2020, voire dès janvier 2020 en Chine. Néanmoins, restons clair : le luxe suit les aléas de la nature humaine avec des hauts et des bas. C’est un des secteurs à la fois les plus résilients et les plus impactés car lorsque vous avez été privés de quelque chose, après un conflit, une catastrophe naturelle ou une crise (sociale, politique ou financière…), vous avez une forte envie de vous faire plaisir, de craquer. C’est plus que le coup de cœur, certaines personnes parlent d’achat-revanche. Je préfère l’idée d'achat-bonheur… Re-vivre !

Côté intergénérationnel, le luxe n’est plus réservé qu’à une seule élite aisée et fortunée. L’évolution sociologique et les modes comportementaux d’achat ont énormément évolué. N’oublions pas que la notion de luxe est extrêmement subjective et que chacun a bien entendu son propre luxe. Bien sûr, les maisons, comme Louis Vuitton, Chanel, Hermès, Gucci, Rolex, Cartier, Burberry, Dior et Saint Laurent trustent le top 10 des marques les plus valorisées en 2019, selon Statista, mais lorsque j’interroge mes étudiants de l’International University of Monaco en Master Management Luxury Goods & Services, je me réjouis de constater que chacun, selon sa nationalité et son histoire, a une vision du luxe très personnelle, liée souvent à sa famille, aux Etats-Unis et ses coutumes propres, sa culture et ses mœurs : un étudiant japonais m’a cité la cérémonie du thé avec sa grand-mère, un temps privilégié et précieux, perçu comme une chance. Devenu luxe, car rare et personnel.

N'oublions pas que pour certaines populations, le luxe est d’avoir accès à l’eau, à l’alimentation, l’éducation et bien-sûr le logement et la santé. Ici intervient la fameuse pyramide de Maslow où les nécessités de chacun sont codifiées par son niveau de besoins.

La mondialisation a profité de façon exceptionnelle à l’industrie du luxe qui était déjà très international, mais est devenu global. Tout en ayant des spécificités régionales, voire locales.

Ce triomphe du luxe, pour reprendre votre terme, est selon moi dû au fait que le luxe répond à une réelle demande car au départ, c’est un produit ou service (voire une expérience) utile qui a été enrichi et travaillé de telle façon qu’il est devenu personnel, parfois personnalisé. Il y a une très forte volonté d’avoir quelque chose sur-mesure, unique, exclusif ! Rien que pour moi, mais avec le paradoxe de vouloir le partager avec ses êtres chers. Salvatore Ferragamo ou Christian Louboutin ont tous deux révolutionné la chaussure en partant d’une volonté d’améliorer la posture et le maintien. Salvatore Ferragamo est même allé jusqu’à reprendre des études de podologie avant de devenir le chausseur des étoiles ("calzolaio delle stelle") grâce à son succès auprès des stars d’Hollywood dans les années 1920.

Eric Briones

Quelles sont les bases de la géopolitique du luxe ?

Bruno Lavagna

Selon moi, les bases de la géopolitique du luxe sont propres à l’interférence, voire l’imbrication, de ces deux mots : la géopolitique, c’est comprendre et agir en fonction des intérêts géographiques et historiques d’une nation, d’un peuple. Le luxe, c’est le talent et le savoir-faire d’une nation, d’une population.

Dans mon livre, j’ai souhaité aborder ce sujet de la géopolitique du luxe, car j’aime ce prisme, cette vision du luxe, une manière de l’aborder non pas nouvelle – elle a toujours existée ! – mais originale et qui surprend car nous avions tendance à l’oublier.

D’une part, la géopolitique favorise le développement de l’industrie du luxe en apportant sécurité et ouverture. L’industrie du luxe, fleuron d’une nation, a toujours su profiter de l’ouverture géopolitique d’un pays. Le meilleur exemple est bien-sûr l’essor de la maison Pierre Cardin qui a su saisir l’ouverture de la Chine en 1978 par Deng Xiaoping en organisant un défilé sur la Muraille de Chine, ou de la chute de l’Union soviétique en 1990 en organisant un défilé sur la Place Rouge à Moscou.

D’autre part, le luxe favorise la géopolitique de son propre pays. C’est une évidence souvent oubliée ou sous-estimée. Colbert, le ministre des finances du Roi Louis XIV, est à l’origine du développement des talents et savoir-faire français qui ont permis à la France de développer une politique de rayonnement mondial et notamment de ces maisons de luxe et maîtres d’art. Le Comité Colbert, créé en 1954, en est l’exemple le plus parlant.

A cet exemple français, bon nombre d’autres pays ont joui de leurs savoir-faire et talents, tel l’Italie avec son génie créatif et sa diaspora mondiale, l’humus Médicis du "Made by Italians", le Royaume-Uni et son exceptionnel British style inimitable et labelisé "by appointment of Her Royal Majesty", diffusé notamment au sein du Commonwealth (54 états - 2,3 milliards d’individus sur les cinq continents).

Dans mon livre "Géopolitique du luxe", je m’efforce de passer en revue différentes régions du monde comme bien-sûr la Chine, le Japon, l’Amérique latine, le Moyen-Orient, l’Afrique ou l’Inde. Je n’ai pas pris le temps d’analyser la Corée du sud, l’Iran, la Russie, la Turquie...

Nous avons tous remarqué que l’organisation d’un G7 (ou G20) en France, au Japon ou aux Etats-Unis d’Amériques, n’aura pas la même résonnance, du fait même des US, des coutumes et du protocole… du luxe de la nation d’accueil et de la façon dont elle profite de cet évènement pour se montrer sous ses plus beaux hospices. La diplomatie utilise consciemment et inconsciemment les codes du luxe et la bienséance. Le luxe profite de la diplomatie pour mettre en avant son savoir-faire et le faire-savoir.

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Chronologie de Pierre Cardin ©"Géopolitique du luxe" par Bruno Lavagna 

Eric Briones

L'année 2021 a été marquée par l'affrontement entre Tiffany et Cartier. La nouvelle création américaine appelle au renouveau du luxe américain. Quelle est votre analyse de cette guerre des luxes ?

Bruno Lavagna

Le terme affrontement est bien réel.  Vous allez jusqu’à parler de "guerre". La géopolitique, ce n’est pas le pays des "bisounours". Il y a des joutes, des influences et des volontés d’hégémonie. Mais le tout avec une volonté de dialogue et de trouver un consensus, un compromis.

Cartier (1847) est historiquement le leader de la haute-joaillerie mondial et fait partie du groupe Richemont. LVMH a un pôle haute joaillerie très étoffé (Bulgari, Fred, Dior, Louis Vuitton…) mais souhaite agrandir ce portefeuille en s’offrant le joyaux (sans jeu de mots) américain qu’est Tiffany’s (1837). Après une longue bataille financière et juridique - de septembre 2020 à janvier 2021 -, Tiffany’s entre dans le giron de Bernard Arnaud. Il est donc "normal" de voir les deux géants de la haute-joaillerie s’affronter, chacun bénéficiant d’un soutien indéfectible du groupe auxquels ils appartiennent. La haute-joaillerie, secteur très rentable et donc prisé, est l’objet d’une lutte pour être le plus créatif, le plus innovant et remporter le match auprès des consommateurs. Il est amusant, et néanmoins absolument évident, que chacun fasse appel à son ADN et son histoire. L’Amérique de Tiffany’s est faite de grandes traditions et transgressions, propre à l’histoire américaine elle-même qui est à la fois plus classique (WASP) et permissive (transgressive, disruptive). Il n’est pas surprenant de voir l’équipe marketing américaine (avec le concours d’Alexandre Arnault) de Tiffany’s de puiser dans son monde du show-biz (le couple mythique Beyonce et Jay-Z), sa diversité culturelle (afro-américaine) et sociologiquement transgressive (choc générationnel des cultures et code de bonne conduite). C’est une bonne manière de se démarquer, de rajeunir la clientèle et de bouger les codes très institutionnels de la haute joaillerie.

Cette volonté de marquer les esprits n’est pas nouvelle. Il y a eu la tendance porno-chic (1970 et reprise au début des années 2000) avec Gucci, Versace, mais aussi Dior (Dior Addict). Souvent une telle tendance trop provocatrice est éphémère, car lasse le consommateur. In fine, ne l’oublions pas, il a le dernier mot !

Noter que les maisons Chanel et Hermès, comme Ralph Lauren, Rolex, Bulgari restent très prisées tout en étant très traditionnelles et sans excentricités.

Eric Briones

Quel est l'impact du digital sur la géopolitique du luxe ?

Bruno Lavagna

La transition numérique bouleverse nos modes de vie et le luxe n’y échappe pas. Il est pertinent de rappeler que le luxe était au départ très réfractaire à ce mode de consommation qui était plus pour les produits de grande consommation. La distribution sélective propre aux maisons de luxe (boutiques en propre, corner en grands magasins, etc..) pensait que le digital n’était pas le bon moyen de diffusion. Mais avec la force du e-commerce en Chine et le poids du marché chinois, l’univers du luxe se devait de s’adapter et d’innover. La pandémie de Covid-19 a amplifié cette évolution numérique. Les maisons de luxe ont révolutionné leurs défilés digitaux avec des moyens ultrasophistiqués : elles en avaient certes les moyens et ont investi dans ces technologies nouvelles en leur permettant d’innover de façon drastique. Le luxe a repris à son compte cette tendance structurelle innovante et preneuse de risques.

Pour autant, s’il y a bien une caractéristique du luxe, c’est bien le contact humain, la présence réelle : toucher, voire, sentir, entendre… rien de mieux qu’en direct, en boutique : cette relation privilégiée et unique.

Le "phygital" est donc un bel avenir et les maisons de luxe l’ont bien compris. Elles ne peuvent pas ignorer le digital (qui reste un canal d’influence, de diffusion, d’information…) mais l’achat (même s’il peut se faire sur le net) reste un geste en présentiel par prédilection. D’autant que le consommateur sait qu’il est bien accueilli, choyé et que l’on prendra soin de lui. Rien de tel que cette présence au "flagship", ce vaisseau amiral, emblème de la maison.

La géopolitique du luxe est donc l'intelligence de l’adaptation. Hermès et Apple se sont alliés pour créer cette montre digitale qui dénote et cartonne. Qui aurait pu imaginer ces deux "maisons" si différentes et si singulières, chacune dans leur domaine, s’associer, pour le meilleur !

Eric Briones

Croyez-vous en la menace du parti communiste chinois sur le luxe en Chine mainland ?

Bruno Lavagna

Il est difficile de se prononcer : je ne suis pas un prédicateur, ni Monsieur Soleil ! En revanche, je constate que la Chine est un pays qui s’est ouvert tout en étant resté très autoritaire pour ne pas dire dictatorial. "Un pays, deux systèmes" était la fameuse doctrine de Deng Xiaoping en 1978 et Hong Kong, l’apologie de ce paradoxe. Le Président Xi Jinping semble vouloir renouer avec un pouvoir très dirigiste, voire maoïste, avec cette nostalgie de vouloir redonner toute sa grandeur à la Chine, notamment avec ses routes de la soie. Il a combattu la corruption dont le luxe a profité. Mais s’est aussitôt adapté. La résilience de l'industrie, l’appétence du peuple chinois pour le luxe, pour les marques occidentales, me laisse penser que ce monde a encore de beaux jours devant lui, vu le nombre de jeunes chinois désireux de consommer, leur frugalité, leur enthousiasme. En revanche, le patriotisme chinois rend la communication plus exigeante et les maisons doivent être encore plus opportunistes. Icicle (100% chinoise), Shang Xia (Hermès & Exor - groupe Agnelli), Cha Ling (marque de cosmétique de LVMH), Shanghaï Tang ( Richemont) etc, sont les réponses à ce nationalisme chinois aigu et pertinents. Et les Occidentaux apprécient aussi.

Restons prudents et vigilants. Démographiquement, le monde a basculé vers l’Asie. La Chine a une ferme volonté de revanche et d’affirmer qu’elle peut être un pôle de rayonnement et d’influence. "Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera", livre précurseur d’Alain Peyrefitte qui était plus que visionnaire en 1973. Mais la Chine a aussi besoin de l’Occident, de l’Afrique, du Moyen-Orient tant pour ses approvisionnements que ses débouchés. Et son peuple reste les "latins de l’Asie" avec leur frivolité et leur envie de consommer. Il sera difficile de revenir en arrière.

Eric Briones

Comment imaginez-vous les évolutions de la géopolitique du luxe dans les années à venir ?

Bruno Lavagna

A mon sens, cette géopolitique du luxe va s’intensifier dans les deux sens. La mondialisation va permettre à toutes ces maisons de se développer et de toucher plus de consommateurs. Avec des prévisions de près de 10 milliards d’individus à l’horizon 2050 – contre 2,5 milliards en 1950 ! – et malgré un clivage malheureusement plus grand entre pauvres et riches, la population aisée ne peut que progresser avec une amélioration en générale de la vie, les perspectives sont prometteuses. Le luxe fascinera toujours et lorsque l’on voit et comprend l’engouement pour faire revivre des moments uniques en s’appuyant sur l’histoire et ses fascinantes découvertes à faire revivre, on ne peut qu’être optimiste.

Alain Ducasse et Stéphane Courbit - groupe LOV Les Airelles - l’ont très bien anticipé en refaisant vivre l’hôtel le Grand Contrôle au Château de Versailles avec une vue spectaculaire sur les Jardins de l’Orangerie et la Pièce d’eau des Suisses. Rien n’est laissé au hasard. Le client va pouvoir s’immerger, s’immiscer dans la vie au XIVème siècle avec les technologies les plus avant-gardistes. Habits et costumes des serveurs au restaurant gastronomique.

 "Le Grand Contrôle invite ses hôtes à vivre le plus rare des voyages dans le temps, au cœur du Château de Versailles. Une nouvelle maison d’exception qui voit le jour pour faire rayonner l’Histoire dans le plus grand respect des traditions"

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Souveraineté des marques et légitimité nationale ©"Géopolitique du luxe" par Bruno Lavagna 

A l’opposé, il y a toujours également un désir d’évasion, de dépassement et de sensations fortes vers le futur. Le luxe, c’est aussi (se) surprendre et chercher l’émerveillement. Le luxe ne cesse de s’enrichir en puisant dans ses racines pour les faire revivre et perdurer dans le présent.

Dans le cadre des relations multilatérales, le luxe continue de reprendre de la vigueur car chaque nation est fière de faire valoir ses talents et expertises. Paradoxalement, la globalisation ne fait que renforcer le souhait et la volonté de mettre en avant ses particularités et ses aspérités dans tous les domaines : architecture, gastronomie, voyage, habillement, orfèvrerie, horlogerie, joaillerie...

interview Bruno Lavagna

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Bruno Lavagna ©Nathalie Courau Roudier Photographe

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