claire gallon bilan luxe 2021

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« L’année 2022 signera l’entrée dans l’ère du "multi-luxe" ou la fin d’un luxe mondial dicté depuis l’Europe » Claire Gallon, The Salmon Consulting.

Publié le par Journal du Luxe

Dans la série d'interviews "Le Bilan Luxe de l'année", Eric Briones, Directeur Général du Journal du Luxe, invite plusieurs spécialistes du secteur à s'exprimer sur les sujets qui ont animé 2021.

Claire Gallon est Directrice chez The Salmon Consulting après un parcours chez Ogilvy et Publicis au planning stratégique et consulting. Spécialisée dans le luxe, elle a créé "Deluxe" en 2019, une practice dédiée aux marques et produits à haute valeur pour les aider à explorer de nouveaux territoires et se différencier dans un contexte de convergence croissante des expressions. Cette practice opère désormais à l’international entre Paris-Milan-NY-Shanghai.

Eric Briones

Quel bilan peut-on faire du luxe en 2021 ?

Claire Gallon

En 2021, le luxe a réussi à se renouveler pour rester plus que jamais prospère. Nous avons vu l’établissement du marché chinois comme premier marché de pouvoir d’achat et de consommation, la radicalisation du mouvement woke depuis les Etats-Unis auprès du luxe dont on attend l’exemplarité, une hyper-agressivité concurrentielle partout pour retenir la clientèle locale, le boom des "little treats" comme les Lug de Bottega Veneta en même temps que le retour aux fondamentaux, comme le Chanel 11.12. Une conjoncture qui a sans doute favorisé la montée en puissance de la seconde main et l’activité des maisons aux enchères dans le luxe. Nous avons aussi assisté à la diversification du luxe dans les maisons, imposée par les confinements et la montée des inégalités. Cela a fait émerger de nouveaux signes de distinction sociale à domicile.

Là où l’on juge souvent le luxe comme "conservateur", il a été fascinant de voir à quel point les acteurs ont rapidement intégré ces évolutions dans leur système. On peut désormais acheter et vendre ses pièces vintage directement chez Gucci, prendre soin de soi avec Dior, faire du sport avec Hermès Fit, suivre la performance en open data des engagements de Kering…

Pendant combien de temps encore cette prospérité va-t-elle durer ? Le plus petit mouvement politique en Chine peut déclencher des risques géopolitiques, affectant l'état du luxe pour les années à venir. L'augmentation de la dette aux États-Unis peut être l’origine d’un choc économique mondial. La plateformisation technologique avec Alibaba, Amazon Luxury Store ou Farfetch et son premier label "There Was One" ouvre un nouveau champ concurrentiel encore sous estimé dans l’industrie - dans l’expérience, la désintermédiation de la relation client, et voire même la création de demain.

Eric Briones

Selon vous, quels ont été les "grands gagnants" et les "perdants" du luxe ces derniers mois ?

Claire Gallon

En 2021, nous avons assisté à l’émergence d’une véritable plutocratie du luxe où quelques leaders renforcés par la crise influencent l’ensemble du secteur. Pour rappel, les dix plus grandes maisons de luxe ont généré plus de la moitié des ventes de l’industrie en 2021. Un meilleur contrôle de la distribution leur a notamment permis de faire face à la faillite des departments store américains. Et leurs alliances dans des domaines stratégiques comme la durabilité ou la traçabilité - à l’instar du consortium LVMH, Richemont, Prada Group, Cartier - accentue ce décrochage quasi-irrattrapable pour de nouveaux entrants.

Parmi eux, le plus grand gagnant reste indéniablement LVMH. Evalué à 300 milliards d’euros, il continue d’étendre son hyper-puissance dans tous les domaines, alimentée par des acquisitions médiatisées - Tiffany, L’Officine Universelle Buly -, une diversification de ses territoires - dans la mode premium avec Etro ou le streetwear avec Off-White - et des prises de parole sur tous les thèmes du moment. Pour 2022, on peut raisonnablement se demander jusqu’où cette concentration peut aller.

Au second rang des grands gagnants se trouvent les investisseurs et fonds étrangers qui ont saisi des opportunités de marché pour mettre leurs mains sur ce qu’il reste du luxe européen, comme l’asiatique Fosun devenu Lanvin Group, l’américain Capri Holdings ou encore l’italien Agnelli. On peut se demander si ces acteurs locaux vont réussir à émerger au niveau mondial et ce qu’ils apporteront de nouveau au luxe.

Sans surprise, les perdants sont ceux qui étaient déjà fragiles : les manufactures familiales et PME d’artisans dépendants des carnets de commande. On note néanmoins, en plus de l’investissement historique de maisons à l’instar de Chanel dans la protection de ces métiers, une mobilisation renforcée des pouvoirs publics italiens et l’émergence de coopératives locales d’artisans DTC comme Labucq, qui laissent penser que nous éviterons une nouvelle vague de disparition de savoir-faire.

Eric Briones

Quelle est la définition du luxe en 2021 ?

Claire Gallon

⁃ Aux Etats Unis ? En 2021, le luxe américain, c’est la maitrise de la référence, l’intégration immédiate des nouvelles injonctions sociétales, la capacité à détourner le "bon goût" de la culture traditionnelle pour créer de nouveaux symboles et signes de distinction qui font culture. Elle est incarnée par Kanye West, Virgil Abloh, Kim Kardashian, Rihanna, Matthew Williams, Telfar Clemens et dans un autre genre les sœurs Olsen derrière The Row. Le luxe américain, c’est finalement plus que jamais la liberté. La liberté d’arrêter le temps - en témoigne le succès des Cookson Adventures auprès des riches américains -, la liberté de faire différemment - en diffusant son défilé en exclusivité sur Amazon comme Savage x Fenty -, la liberté de mouvement - il suffit de regarder la nouvelle silhouette de Vuitton Homme ou le shapewear de Skims -, la liberté de s’affranchir de l’establishment européen dans le domaine comme l’indique la dernière étude IFOP et Comité Colbert.

⁃ En France ? Le luxe en France en 2021 est un luxe de culture et de savoir au sens large de connaissance et de conscience. C’est un luxe qui "sait" se faire discret face à l’ampleur de la crise écologique, la remise en question du capitalisme économique et la critique de la société de consommation. C’est un luxe qui "a conscience" de la polarisation croissante de la société et considère le don et la philanthropie, en croissance en France, comme nouveaux symboles de statut.

⁃ En Angleterre ? Le luxe en Angleterre en 2021, c’est avant tout l’immobilier. Avec le plus grand choix de propriétés de plus de 10 milliards de dollars au monde, Londres est devenu l’enclave des plus fortunés devant New York et Paris, malgré le Brexit et la pandémie ! Une opportunité qu’a su saisir Adoreum, un club privé basé à Londres pour super élites qui les connecte à l’international en leur évitant toutes les sollicitations excessives vécues par les réseaux sociaux classiques, et en les invitant à des expériences exclusives en collaboration avec les marques de luxe. Et pour tous les autres, heureusement il y a Craig Green, A-COLD-WALL ou Victoria Beckham.

⁃ En Italie ? Le luxe en Italie est une industrie qui compte historiquement le plus d’entreprises au monde avec presque deux fois plus de sociétés qu’en France. Et pourtant, elle atteint deux fois moins de ventes mondiales. 2021 est peut-être l’année qui aura changé la donne pour le luxe italien en lui apportant un business angel de taille, John Elkann, héritier aux commandes de la montée en puissance la famille Agnelli dans le luxe - achat de Shang Xia, prise de participation dans Louboutin, défilé mode Ferrari -, le succès de ses jeunes créateurs comme The Attico et la montée en puissance d’Altagamma. Une terminologie que l’on commence à voir partout, à commencer chez D&G Alta Moda, Alta Sartoria, Alta Casa…

⁃ En Chine ? Avec la fermeture des frontières prolongée depuis la crise sanitaire, le luxe en Chine, c’est de voyager à Hainan. Une île off-shore, devenue destination touristique privilégiée des riches chinois et de la classe moyenne, grâce à l’établissement d’une zone d’achat détaxée facilitée par Xi Jinping. Bilan : les ventes s’élèvent à 180 millions de yuans, soit 23,4 millions d'euros, par jour. Et si cela profite toujours majoritairement aux marques de luxe françaises et italiennes qui font des records de vente, la vague de patriotisme semble favoriser la croissance des marques chinoises auprès des classes moyennes. Comme Li-Ning ou Icicle, elles deviennent de véritables concurrentes des marques occidentales et légitimes sur du premium. Cela demandera aux marques de luxe occidentales une plus forte compréhension des évolutions locales pour exister sur le marché.

Eric Briones

Quelle méga-tendance voyez-vous triompher en 2022 ?

Claire Gallon

Face à l’accroissement des disparités régionales, avec entre autres les Etats-Unis qui font du woke et la Chine qui encourage la virilisation de l’image de l’homme ou le renoncement à la bi-nationalité, le modèle mondial du luxe tel que nous le connaissons ne pourra plus continuer longtemps. L’année 2022 signera l’entrée dans l’ère du "multi-luxe" ou la fin d’un luxe mondial dicté depuis l’Europe !

Les conséquences du "multi-luxe" seront exponentielles. L’émergence de nouvelles localités en Asie-Pacifique, au Moyen-Orient et en Afrique. L’internationalisation de marques nationales chinoises comme arme politique. L’incarnation par des ambassadeurs 100% locaux plutôt que le tapis rouge de stars internationales. Ou encore la réinvention des boutiques en faveur d'expériences locales uniques.

Dans cette nouvelle ère, la clé pour les leaders mondiaux sera de décentraliser le pouvoir tout en assurant leur autorité de marque globale. Cela mettra encore plus de pression pour les maisons européennes sur la transmission profonde de leur héritage, de leur culture aux équipes locales - au-delà des "brand book" et formations QCM - afin de leur donner la confiance et les moyens de prendre des décisions, voire d’imaginer de nouvelles propositions inattendues mais pertinentes. L’accélération de cette tendance dépendra ainsi de la volonté des leaders européens et en particulier du Top 4 français à investir et former les leaders du luxe étrangers de demain.

Eric Briones

Qui va gagner la guerre du luxe entre Cartier et Tiffany&Co. ?

Claire Gallon

Si l’on considère la puissance d’investissement de LVMH et sa capacité à décupler la valeur des marques qu’il rachète - rappelez vous que Bulgari a doublé ses ventes et profits depuis son rachat en 2011 par LVMH -, Tiffany va sans doute devenir le Louis Vuitton de la joaillerie. C’est d’ailleurs la même équipe qui a été nommée aux rennes de Tiffany - Anthony Ledru, Michael Burke - et le même modèle marketing qui a fait de Vuitton le N°1 : une première campagne portée par des investissements media forts, des icônes luxe avec Beyoncé/JayZ chez Tiffany comme Zidane/Ali l’avaient fait chez Vuitton, une valorisation de l’entrée de gamme, et surtout la volonté de séduire les nouvelles générations, en témoigne le slogan de sa première campagne "Not your mother's Tiffany"… Après avoir solidifié l’image de Tiffany, on peut s’attendre à ce que LVMH l’étende dans de nouvelles catégories, comme Bulgari dans l’hôtellerie.

L’offensive Tiffany ouvre de nombreux scénarios et opportunités pour Cartier… Jusqu’à présent, ils semblent avoir adopté une stratégie de marché proche en élargissant leur gamme de produit pour se rendre plus accessibles et modernes, avec Clash chez Cartier et True chez Tiffany. Demain, Cartier devra-t-il faire le choix d’une montée en gamme et une cible plus élite pour ne pas jouer sur le même terrain ? Affirmer son héritage français dans l’image, l’expérience vs l’américain ? Diversifier ses territoires, au-delà de la maroquinerie ? Une chose est sûre, l’avenir de Cartier demain dépendra de ces décisions aujourd’hui.

Eric Briones

Le luxe a-t-il sa place dans le métaverse ?

Claire Gallon

A priori non, comme le digital. Et pourtant, le luxe dans le digital est devenu la norme. Nous voyons déjà des signes avant coureurs avec Balmain et sa robe Flame en NFT ou Balenciaga qui a présenté en septembre sa collection de vêtements en virtuel/physique en partenariat avec Fortnite. A l’inverse, on observe l’émergence de marques 100% virtuelles qui ont pour ambition d’attaquer le luxe, comme Tribute ou DressX.

Ma conviction, c’est que l’adoption du métaverse par les maisons dépendra fortement des créateurs, de leur compréhension et de leur relation à la technologie. Je ne pense pas que les créateurs pourront l’ignorer à partir du moment où le metaverse leur permettra de créer des expériences qui n’ont jamais été réalisées. Comme par exemple recevoir des invités à distance au défilé, inventer des nouveaux matériaux dépassant les lois du physique, permettre à une conseillère de présenter à sa cliente des pièces comme si elle était en boutique, pouvoir exprimer son statut auprès de ses communautés virtuelles en montrant un avatar de son sac de luxe…

En revanche, la courbe d’adoption du métaverse dépendra nécessairement du perfectionnement de la technologie pour qu’elle soit en mesure de faire vivre une expérience de luxe, à travers l’attention au détail, le toucher de la matière etc. Quand l’industrie s’en emparera, cela transformera sans doute la relation client, la communication des marques. Et on verra au fur et à mesure de la pénétration du métaverse une probable internalisation de ces compétences dans les maisons comme l’a été le digital, maintenant l’omnicanal, et demain le métaverse. La vitesse de compréhension des capacités du métaverse par les maisons sera donc clé pour proposer des expériences profondément uniques et propriétaires.

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