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« 2022 verra naître un renforcement des écosystèmes de marque. » Yves Hanania
Publié le par Journal du Luxe
Dans la série d'interviews "Le Bilan Luxe de l'année", Eric Briones, Directeur Général du Journal du Luxe, invite plusieurs spécialistes du secteur à s'exprimer sur les sujets qui ont animé 2021.
Yves Hanania est fondateur du cabinet de conseil Lighthouse, spécialisé en stratégie de développement de marque. Il travaille avec de nombreuses marques du secteur du luxe et de la mode. Il est également chroniqueur pour la Havard Business Review et contributeur régulier d’INfluencia. Il est titulaire d’un MBA de la Business School de Kellogg School of Management de l'Université de Northwestern, à Chicago, où il enseigne le marketing du luxe.
Eric Briones
Quel bilan peut-on faire du luxe en 2021 ?
Yves Hanania
Un bilan très riche. Au-delà de la résilience que les grands groupes ont su montrer. Dans une crise que le luxe n’avait jamais connue, les enjeux et opportunités sont d’une importance vitale pour le secteur qui désormais s’interroge sur une nouvelle raison d’être au-delà des profits. Les marques ont su mettre à profit cette période inédite afin de réfléchir à leur rôle dans la société, faisant preuve d’un engagement sans précédent. À la fois celui demandé par leurs clients mais également par les organisations elles-mêmes. Les marques ont développé leur créativité en multipliant notamment des canaux d’expression et de vente. Elles ont investi de nouveaux espaces. Un phénomène a vu le jour à l’occasion de la crise : la « dématérialisation » de la mode.
Eric Briones
Quels sont les "grands gagnants" et les "perdants" du luxe cette année ?
Yves Hanania
Toutes les maisons de luxe ont pris de plein fouet, pendant les trois derniers quarts de l’année 2020, les conséquences des mesures administratives de réduction ou d’arrêt de leurs activités. Utilisant, avec des réussites diverses, les ressources de la communication digitale et de l’e-commerce, elles ont tenu leur rang et leur image. La fin 2020 et l’année 2021 ont vu un redémarrage de l’activité, foudroyant en Asie et aux États-Unis, beaucoup plus lent dans la vieille Europe. Les maisons ont toutes été appelées à rebondir.
Mais des menaces existent sur le secteur, à la fois endogènes et exogènes. Concernant les menaces endogènes, certaines maisons de luxe ont bénéficié de la vogue du luxe, sans préparer l’avenir. D’autres étaient essoufflées, avec un concept dépassé. Elles sortiront difficilement de la crise. D’autres appartenant à de grands groupes comme LVMH sont, au contraire, entrées dans la crise sanitaire avec une trésorerie abondante, des ressources humaines talentueuses et les moyens de maintenir leur créativité à des niveaux élevés. Enfin, de nouveaux types de maisons de luxe ont émergé de la crise de la Covid-19. Elles collent aux nouvelles attentes et aux nouveaux besoins des clients. Mais les marques ne sont pas immortelles. La crise sanitaire aura comme conséquence inéluctable que certaines mourront ou changeront de mains afin de trouver un nouveau souffle. À l’inverse, les mieux équipées vont se renforcer. La disparition de certaines marques rivales leur offrira de nouveaux débouchés.
Eric Briones
Quelle est la définition du luxe en 2021 ?
Yves Hanania
Je ne saurais distinguer la définition du luxe en 2021 d’une région à l’autre. Bien sûr, l’importance donnée au luxe varie en fonction de la maturité des pays et de la relation que leurs clients affectionnent et nourrissent par leurs achats. Secteur connaissant accélérations et ruptures, le luxe a de nombreux nouveaux visages. Si ceux décrits dans notre premier ouvrage, paru juste avant la crise (ndlr. "Le luxe demain" chez Dunod), sont toujours d’actualité -notamment la singularité, l'excellence, la qualité et la rareté -, ses nouveaux visages sont multiples et préfigurent une nouvelle ère pour le luxe dans le monde : celle de la responsabilité, de l’engagement, de la transparence, d’une créativité renforcée et enfin de l’innovation.
Eric Briones
Quelle tendance luxe voyez-vous triompher en 2022 ?
Yves Hanania
Un renforcement des écosystèmes de marque avec une évolution des modèles. Les maisons sont à la manœuvre afin d’offrir davantage de services comme le resale et de voir comment elles peuvent utiliser le digital comme moyen d’expression et d’engagement. Le gaming sera le sujet en 2022, parmi d’autres.
Eric Briones
Qui va gagner la guerre du luxe entre Cartier et Tiffany&Co. ?
Yves Hanania
L’acquisition de Tiffany par LVMH est loin d’être anodine. Tout le secteur du luxe pourrait s’en trouver bouleversé, avec une nouvelle dynamique dans un segment en forte croissance. Les deux acteurs majeurs de la joaillerie profiteront d’un secteur dynamisé. Avec le rachat fin 2019 de Tiffany&Co., LVMH enrichit son portefeuille de marques américaines ; elles étaient jusqu’à présent sous-représentées parmi l’ensemble des maisons du groupe, principalement françaises ou italiennes. LVMH va pouvoir faire bénéficier l’entreprise américaine de sa force de frappe et l’aider à se mondialiser. Dans le secteur de la joaillerie, 80% des produits qui sont vendus ne sont pas associés à une marque en particulier. Il y a donc un potentiel de développement énorme pour les marques qui sauront s’imposer et devenir des références incontournables. Cartier est l’une d’entre elles.
Eric Briones
Le luxe a-t-il sa place dans le metaverse ?
Yves Hanania
Toute sa place et davantage. La notion de metaverse n’est pas nouvelle. De nombreux auteurs avaient déjà émis l’idée d’un univers 100% digital, tout d’abord en 1992 avec le roman "Le Samourai Virtuel" de Neal Stephenson puis avec Matrix ou encore Ready Player One. Or, cette révolution technologique prend vraiment forme aujourd’hui grâce à ses progrès et à une adoption généralisée de ces nouvelles techniques par les utilisateurs. Facebook a récemment annoncé la création de son propre metaverse, Meta, mais de nombreuses marques sont déjà présentes sur le marché. Des jeux tels que Roblox et Fortnite sont devenus des points de rencontre entre utilisateurs pour assister à des expositions ou des concerts en ligne et les Digital Native Virtual Brands proposent des biens 100% digitaux que les consommateurs peuvent utiliser sur les réseaux sociaux.
Une nouvelle économie émerge, avec de nouveaux challenges pour les marques. Les NFT sont étroitement liés à ces univers virtuels où à peu près tout peut s’acheter et se revendre. La plupart de ces plateformes ont déjà leur propre monnaie interne au jeu, ou même des monnaies numériques construites sur Ethereum comme Decentraland et son jeton numérique MANA. Tout gain réalisé sur cette plateforme est aussi réalisé dans la vraie vie. Le NFT, grâce à la technologie blockchain, est une façon tangible et sécurisée de transférer un titre de propriété d’une personne à une autre. Cette technologie permet d’assurer aux marques et aux utilisateurs que leurs biens ne peuvent être copiés.
Le metaverse représente une réelle opportunité et les marques de luxe se positionnent déjà sur ce marché très prometteur. Elles peuvent y créer leurs propres événements ou produits virtuels à commercialiser mais aussi interagir et communiquer d’une nouvelle manière avec leur audience. Balenciaga a non seulement créé des skins exclusifs pour Fortnite, mais la marque a aussi fait le pont entre le digital et le réel en permettant d’accéder à sa boutique en ligne et de s’offrir ces produits physiquement. Lors du défilé Dolce & Gabbana Alta Moda à Venise, le duo italien a présenté Collezione Genesi, une collection de neuf produits NFT réalisée en collaboration avec la marketplace UNXD : toutes les pièces sont destinées à être utilisées dans les metaverses et cinq des produits sont pensés à la fois pour le réel et le digital. Dans un monde où le principe de possession reste très important, concilier cet aspect physique et digital permet d’attirer non seulement les adaptes des metaverses mais aussi les clients plus traditionnels. Le défi des marques est aussi de se positionner par rapport à l’identité de la plateforme et la comprendre afin que ces produits soient parfaitement intégrés et que les utilisateurs ne les perçoivent pas comme de la publicité ou du placement de produit. Cette révolution technologique est assez similaire à l’arrivée d’internet et du e-commerce ou des réseaux sociaux. Les marques doivent s’adapter et faire leur place dans ce nouvel univers sous peine de perdre l’ensemble de la population qui est y présente.