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« Le luxe et la mode sont encore trop souvent la source de clichés » Sophie Abriat, auteure

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La mode et le luxe sont souvent perçus à travers le prisme de la futilité et de l'ostentation. Mais au-delà des clichés, ces industries reflètent des dynamiques sociales, culturelles et économiques bien plus profondes. C’est ce que met en lumière Sophie Abriat dans Danser sur le volcan, une enquête immersive qui explore les paradoxes d’un secteur à la fois admiré et critiqué. Entre désirabilité effrénée, quête de légitimité intellectuelle et adaptation aux mutations du monde, le luxe n’a jamais été aussi scruté. À travers cette interview, l’auteure nous invite à dépasser les idées reçues et à interroger la place de la mode dans nos sociétés contemporaines.

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Journal du Luxe

Quelle est l’histoire de Danser sur le Volcan ? Pourquoi cette grande enquête en format livre ?

Sophie Abriat

Cela fait dix ans que j’observe le milieu de la mode de luxe et que je couvre les fashion weeks dans le cadre de mon métier de journaliste. Dans ce livre, j’ai choisi d’explorer le luxe et la mode sous un angle qui me semblait peu abordé.

Le luxe ne se réduit pas à une question de consommation ostentatoire, c’est un sujet complexe qui touche à de nombreux domaines – la société, la culture, l’art, la psychologie, la géopolitique, etc. – et il m’a semblé important de le traiter de manière approfondie et nuancée. La mode de luxe n’est pas seulement un "fashion circus" ou Le Diable s’habille en Prada. Il ne s’agit pas d’oublier sa part de futilité mais de considérer qu’elle a aussi sa place dans le monde des idées. J’ai voulu tenter de comprendre tout cela, sans chercher à porter de jugement. Je voulais proposer une réflexion qui dépasse les idées reçues. Car la mode et le luxe sont encore trop souvent la source de clichés !

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L’obsession du luxe pour sa désirabilité (et donc le court terme, le désir qui passe) n’est-elle pas dangereuse, illustrant parfaitement cette "danse sur le volcan" ?

Sophie Abriat

Le terme "désirabilité" est en effet un terme régulièrement utilisé dans la communication corporate des groupes de luxe. Elle est par nature très difficile à créer, elle dépasse naturellement le strict cadre des besoins : elle est donc éminemment subjective.

Le désir agit comme une force qui pousse à l’action immédiate (acheter un objet de luxe), et une fois cette action accomplie, le désir disparaît — ou du moins, la tension est dissipée. L’expérience de satisfaction ne dure pas éternellement, et une autre tension prend place, créant une boucle de consommation continue. Ainsi, le luxe s’est "modisé" : il s’est mis à poursuivre la même quête de nouveauté que la mode, créatrice à la fois de désir et d’obsolescence, à travers la multiplication des collections et des défilés.

Pendant ces dix dernières années, la mode de luxe a parfaitement réussi à manager "sa désirabilité" mais cette dernière dépend aussi aujourd’hui de son acceptabilité sociale et culturelle. Surtout à l’ère de l’anthropocène, où la question des biens matériels prend une dimension critique.

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D’un créateur mécène historique (Chanel, Saint Laurent, Dior…), nous sommes passés à un créateur artiste : ce nouveau positionnement ne fragilise-t-il pas le statut de directeur artistique, expliquant leur mobilité incessante de maison en maison ?

Sophie Abriat

Certains créateurs comme Karl Lagerfeld ont toujours refusé de voir dans la mode autre chose que de simples vêtements. Pour ce dernier, elle n’était que révélation de l’existant. "J’aime savoir, tout savoir. Être informé. Je suis une espèce de concierge universel, pas un intellectuel", affirmait-il. "Les stylistes qui se prennent la tête, je trouve ça assommant, ridicule ; faire des robes, c’est important, mais ce ne sont que des robes. On n’est pas Kierkegaard quand même !" Pourtant, ses silhouettes étaient nourries de son érudition. En créant des défilés-happenings avec des installations hors du commun, il était certainement le plus Warholien des créateurs de mode, pourtant, il refusait l’appellation d’artiste.

Longtemps, les designers de mode ont été perçus de manière superficielle ou méprisante, ils sont encore aujourd’hui sous-estimés culturellement. Pourtant, ce sont des artistes, des auteurs qui signent un show, un set, un lifestyle... Leur rôle est holistique, et dépasse largement la création de vêtements. Jonathan Anderson, Matthieu Blazy, Pieter Mulier, Raf Simons, par exemple, sont très érudits, ils ont une connaissance de l’histoire de l’art et de la mode fascinante. La mode est la première des industries créatives qui agit en interaction avec les autres, car la création n’a pas de limites et se nourrit de la transversalité. Les directeurs artistiques s’inspirent de l’art, du cinéma, de l’architecture, de la littérature... Tout cela requiert d’énormes connaissances. Je pense que cela renforce leur rôle plutôt que cela ne les fragilise. Les marques ont plus que besoin aujourd’hui de créer des objets culturels et artistiques. Désormais, on demande à une marque de luxe de nous distraire mais aussi de nous cultiver !

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Comment le luxe surmonte-t-il le complexe de superficialité inhérent à la mode ?

Sophie Abriat

Ces dernières années, de nombreuses maisons de mode se sont rapprochées du monde de la culture et notamment de la littérature, en commissionnant des autrices, en organisant des salons littéraires et des conférences, en ouvrant des librairies... Les discours ainsi que les références théoriques des directeurs artistiques sont devenus ultramédiatisés, participant à la construction du capital symbolique des marques. Leurs sources d’inspiration littéraires, philosophiques et artistiques sont désormais dévoilées sur les réseaux sociaux, relayées par la presse.

Fin lettré, Alessandro Michele avait l’habitude de citer Michel Foucault, Jacques Derrida, Roland Barthes ou encore Félix Guattari dans ses notes d’intention pour Gucci. Pour son dernier défilé pour Valentino, il a distribué à ses invités 200 pages de notes, un véritable essai ! Les notes de Grace Wales Bonner regorgent de références bibliographiques.

Dans mon livre, je parle de "l’intellectualisation du luxe" pour décrire ce phénomène : se doter d’une substance culturelle rehausse le prestige des maisons mais cela valorise aussi les clients.

Journal du Luxe

Vous évoquez un luxe politiquement engagé. Dans un marché dominé par les États-Unis, des maisons de luxe "Trump-compatibles" sont-elles envisageables ?

Sophie Abriat

Lors de la fashion week de New York de février 2017, l’industrie de la mode américaine était vent debout contre le président Trump, alors fraîchement élu. Imran Amed, le fondateur de Business of Fashion, avait lancé la campagne #TiedTogether, invitant tous les acteurs de la mode à porter un bandana blanc en signe d’attachement aux valeurs de tolérance et de solidarité. Si le décret anti-immigration de Donald Trump n’était pas mentionné, la cible était implicite.

Cette saison, la plupart des marques américaines sont restées discrètes. Seules de timides voix se sont fait entendre. Marc Jacobs a intitulé sa collection "Courage", Thom Browne a multiplié les allusions à la figure de l’oiseau, celle de l’espoir. Des labels émergents comme Collina Strada ou Eckhaus Latta ont émis des critiques de façon plus directe, mais rien de bien palpable... En 2024, la figure de la "tradwife", prônant le retour de la femme au foyer, a été très populaire aux États-Unis. Le phénomène a pris de l’ampleur pendant l’élection de Donald Trump. Des marques de beauté ont même noué des partenariats avec des influenceuses de cette mouvance. Des maisons de luxe "Trump-compatibles" sont-elles pour autant envisageables ? Les marques vont-elles prendre le risque de s’aliéner une partie de leur consommateurs potentiels ? L’avenir le dira.

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La crise actuelle du luxe peut-elle freiner la luxification du monde ? Percevez-vous des signes d’une lassitude naissante vis-à-vis du luxe ?

Sophie Abriat

Pour le moment, on ne perçoit pas de signes de ralentissement dans ce processus de luxification. Regardez le partenariat entre LVMH et la Formule 1, l’entrée au capital d’Artemis (la holding patrimoniale de la famille Pinault) dans Les Nouveaux Éditeurs, le soutien de Louis Vuitton à l’École du Louvre... L’hypervisibilité du luxe – soumis à la guerre des algorithmes comme toutes les industries créatives – pourrait conduire à une forme de lassitude, mais je crois que ces acteurs ont un capital symbolique et émotionnel extrêmement puissant.

Le luxe parvient aujourd'hui à étendre son influence en partie parce qu'il comble un vide laissé par d'autres sphères de la société. Il est le signe d’un désir métaphysique que les récits traditionnels – politiques, syndicaux, religieux, etc. – n’arrivent plus à satisfaire.

Dans ce contexte, le luxe et sa part de sacré répondent à une certaine perte de sens. L’industrie du luxe et de la mode est une fabrique à rêves, empreinte d’un certain épicurisme, capable de créer des narrations, et des émotions. D’où le titre de ce livre Danser sur le volcan : la mode, profondément enracinée dans le présent, fait oublier à l’individu toute projection vers le futur. Elle offre un espace de création permettant d’oublier l’espace d’un instant les angoisses du monde.

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