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Bad Buzz and Beyond : quelques leçons du succès « malgré tout » d’Emily in Paris

Publié le par Journal du Luxe

Nicolas Chemla, consultant en stratégie de marque, professeur en marketing, anthropologue et auteur du roman Monsieur Amérique aux Éditions Séguier et de Luxifer, pourquoi le luxe nous possède, nous livre la recette du succès de la série dont tout le monde parle : Emily in Paris. Une exclusivité du Club des Chroniqueurs pour le Journal du Luxe.

Des clichés pas si poussés…

Après le Covid, on nous l’avait promis, le luxe allait enfin rentrer dans le rang, devenir raisonnable, sérieux et « concerné ». Fini de rigoler. Et puis voilà que Netflix balance Emily in Paris, la dernière création, ultra-bling et insouciante jusqu’à l’indécence, de Darren Star, le type qui, avec Carrie Bradshaw a popularisé Stilettos et Dildos, Marc Jacobs et Louboutin, dans Sex in The City. Passés le premier tweetstorm et les sourires incrédules et méprisants des « influenceurs » parisiens, la série cartonne. Que s’est-il passé ? Et surtout : y a-t-il quelque chose à en tirer ?

Comme souvent avec ce que tout le monde aime détester, je me suis d’emblée dit qu’il devait y avoir quelque chose d’intéressant dans Emily in Paris (EiP). Il a fallu un post d’un ami planneur chez BETC (« en fait, c’est plutôt pas mal ») et l’article de mes amis de BalistikArt (je n’avais pas lu le pitch et ne savais pas que l’héroïne travaillait pour une agence de com spécialisée dans le luxe, dont elle va chercher à « dynamiser » et moderniser les approches poussiéreuses) pour me convaincre de passer le pas.

Et je n’ai pas été déçu : EiP vous en met plein les yeux et parvient, c’est en soi remarquable de nos jours, à tenir toutes ses promesses : être une grosse meringue étincelante, feel good et escapiste. Comme des millions de personnes de par le monde, plus ou moins confinées, assommées par le Covid, les Facebook Wars et les bad news permanentes, j’ai dévoré la meringue en deux soirées à peine, et découvert un propos pas si nunuche qu’il n’y paraît. Ayant travaillé dans des agences de luxe pendant des années, à Paris, aux US et en Chine, ayant été moi-même le Frenchie dans des agences londoniennes ou américaines et ayant accueilli nombre de collaborateurs et amis américains à Paris, je peux vous assurer que la plupart des clichés que l’on reproche à la série sont hélas très vrais – autant ceux sur les Frenchies que ceux sur les Américains, d’ailleurs, et sur un certain luxe. D’ailleurs, c’est ironique : la réaction des Français affligés par la meringue (et amusés voire indignés par ses clichés sur la France et son Paris irréaliste) et boudant leur plaisir en confirme plus d’un. Alors que 2020 est une année relativement pauvre en nouvelles propositions pop « universelles » (pas de Marvel cette année, pas de nouveau Game of Thrones), EiP réussit cet exploit de mobiliser l’attention, les conversations et d’imposer une nouvelle héroïne – ce qui, à nouveau, n’est pas un exploit mineur.

Alors, indépendamment des j’aime/j’aime pas, il m’a paru intéressant de me pencher sur le sujet et d’essayer d’en tirer quelques enseignements sur le luxe, puisque c’est l’un des sujets clés de la série, au delà des évidences (oui oui, le « nouveau » luxe est plus ouvert, expérientiel et sur Instagram, ok…). En voici 7.

1) « Haters gonna hate », et Twitter vous fait perdre votre temps.

C’est à mon sens l’enseignement le plus important, une idée que je ne cesse de répéter à chacune de mes interventions : la vie, c’est ce qui se passe quand vous n’êtes pas sur Twitter. Le luxe aussi. Les piaffeurs piaffent, les vrais créateurs avancent, avec des propositions d’autant plus folles qu’elles semblent aller à l’encontre de l’air du temps – si elles sont justes, et justifiées, et « on brand », elles résisteront aux attaques et trouveront leur public. Le vrai luxe ne cherche pas à plaire, il cherche à émerveiller. Avec EiP, comme souvent, les « haters » ont déversé leur fiel, les twittos se sont emballés, et le train est passé : ça n’a pas empêché EiP d’être le deuxième plus gros score de la plateforme selon Netflix. Et ce n’est pas que du « hatewatching » (regarder pour constater à quel point c’est nul) : 94% des users sur Google ont aimé la série. Les articles se sont multipliés pour réévaluer la série, des Inrockuptibles à la social media manager de Glamour. Mais surtout, pour ce qui nous intéresse, les Google requests sur les pièces (notamment Chanel, répertoriées ici par Elle) portées par l’héroïne, et pourtant décriées par les Oh So Chic parisiennes, ont connu des croissances exponentielles depuis la sortie du show. Les sacs présentés sont devenus ou redevenus des « it-bags ». Le luxe, à Paris, trop souvent, et de plus en plus, a trop les yeux rivés sur la rue Saint Honoré et les opinions de quelques influenceuses, alors qu’il se joue loin de cet entre soi où les mêmes répètent les mêmes mantras ad nauseam. La série va à l’encontre de quasiment tout ce que vous racontent les « tendanceurs », et pourtant son bling éclatant séduit le monde. Le luxe, c’est Shanghai, Moscou, Dubai et Miami autant que Paris. C’est un des messages de la série, autant que la manière dont elle a été reçue.

2) Storytelling works.

Le scénario de EiP est un “parcours du héros » classique à la Joseph Campbell, un conte de fée à la Diable s’habille en Prada qui coche toutes les cases de la narration classique, les mythes immuables et les archétypes que l’on retrouve partout, de Homère à Pixar et Stranger Things. La série confirme que notre soif d’histoire est intacte, et que les recettes éternelles fonctionnent partout.

3) Les clichés sont faits pour jouer avec.

Comme je le rappelais dans ma chronique sur le masculin à propos des succès contre-intuitifs et planétaires de John Wick ou de Hobbs and Shaw, les clichés n’ont rien de mauvais en soi, tant qu’on les assume comme tels et que l’on sait jouer avec. EiP joue en permanence, et de manière explicite, avec le cliché. C’est même quasiment le propos de la série – un Paris de carte postale au travers des yeux d’une marketeuse/instagrameuse qui est elle-même un cliché. Quand ses collègues la narguent sur son goût des « happy endings » américains vs les « french endings » tragiques, la série indique clairement que les auteurs sont conscients de ce qu’ils font. Comme le souligne le critique des Inrocks, la scène de la pub de parfum est à ce titre une petite mise en abîme – le Paris de carte postale qui devient caricature de pub pour parfums. Emily est un cliché, ses collègues sont des clichés, qu’ils essaient les uns les autres de déjouer ou d’assumer, et qu’ils fabriquent eux-mêmes à longueur de journée, via les pubs « classiques » ou les posts Instagram… D’ailleurs, si l’actrice est un sosie de Audrey Hepburn (c’est particulièrement flagrant dans la scène de l’Opéra Garnier, quand elle a les cheveux attachés), ça n’est pas un hasard non plus.

4) Le luxe vend du rêve, n’en déplaise aux moralisateurs.

On aurait tendance à l’oublier lorsqu’on lit et écoute certains frugalistes. Dans Luxifer, je parle, citant Annie Lebrun, d’une « brèche ouverte dans l’aplat du réel », où s’engouffrent et émergent le rêve, le désir, la passion, la liberté, le frisson, le sublime. Plus prosaïquement, mais c’est la même idée : dans cette époque de morosité (c’est un euphémisme) et de presque fin-du-monde, le luxe féérique du monde merveilleux d’EiP ouvre une brèche dans laquelle les gens se sont engouffrés avec plaisir. Oui, elle ne va pas à la Goutte d’Or, et elle ne croise jamais un SdF qui vient lui demander une petite pièce. Heureusement, a-t-on envie de dire. Comme l’admet cette chroniqueuse du Guardian ici, elle aussi réévaluant son premier jugement sur la série : Reality is overrated. On attache trop d’importance à la réalité. Surtout dans le luxe.

5) Le luxe vend de la poésie.

J’ouvre régulièrement mes keynotes sur Luxifer avec cette phrase : « Le luxe est au marketing ce que la poésie est au langage ». Dans la bouche de la jeune Emily, à propos du parfum d’un de ses clients : « C’est comme porter un poème ». Ben ouais.

6) Luxe = (Légende) x (Énergie).

C’est un des fondamentaux du luxe : Les marques qui s’en sortent le mieux sont celles qui croisent sans cesse ce que j’appelle la légende d’un côté – l’héritage, le savoir-faire, la qualité, la rigueur – et l’énergie de l’autre – la créativité, la surprise, l’émotion renouvelée, le décalage – comme la série l’illustre avec l’exemple de Pierre Cadault, le grand créateur « institutionnalisé » challengé par des jeunes qui font clairement penser aux débuts de Off White. Légende sans énergie : vous n’êtes qu’une marque musée. Energie sans légende : vous n’êtes qu’une marque hype. Le luxe, c’est la cross-fertilisation des deux. Icons are forever, and forever renewed. Les icônes sont éternelles, et éternellement renouvelées. Et c’est d’ailleurs la magie qu’opère la série elle-même, autour du Paris iconique de American in Paris ou de l’Audrey Hepburn de Funny Face, en en proposant de nouvelles versions (sans bien sûr atteindre leur génie, cela va de soi…mais en s’en sortant honorablement).

7) Not making sense is OK.

Le luxe c’est l’opposé du raisonnable, par définition. Si la série se moque un peu dans la bouche de l’excellent Samuel Arnold, en lui faisant dire face au film du parfumeur (« c’est une pub de parfum, it’s not supposed to make sense ! »), on ne sait, à vrai dire, pas vraiment si le lancement sera un succès ou pas. Mais ce qui est intéressant c’est que les recos d’Emilie ne font pas tellement sens non plus (le champagne « spray » ? Les lits Hästens dans les rues de Montmartre ?) et surtout que cette phrase semble s’appliquer à la série elle-même : EiP « is not making any real sense », et peut-être que c’est pour ça qu’elle fascine autant. Le luxe c’est la joie, le plaisir « unapologetic » sans gêne et sans excuse, c’est le grain de folie et de frisson, c’est aussi le mystère (pas une proposition rationnelle comme pour les FMCG classiques). Et, comme le montre Emily, ça peut être juste fun. Il n’y a pas de mal à cela. D’ailleurs, dans notre époque apocalyptique, ou plus personne ne rit jamais et où les compteurs de l’agressivité quotidienne et globale sont dans le rouge, peut-être que c’est cela le vrai enseignement : « avoir du fun » (comme le disent nos amis québécois), c’est le nouveau luxe.

Alors c’est certain, dans la France post Gilets Jaunes, il y a quelque chose d’indécent à voir s’étaler le Paris des palaces, des galeries huppées et des restos chics. Mais tant que vous n’accepterez pas qu’il y a, forcément, même dans le luxe le plus « RSE » qui soit, quelque chose de foncièrement indécent dans le luxe, vous ne le comprendrez pas.

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