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Les influenceurs IA s’incrustent au premier rang des défilés de la Fashion Week.

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Si le diable s’habille bien en Prada, le pape vêtu d’une doudoune Balenciaga est fatalement iconoclaste : cette image improbable est devenue virale en l’espace de quelques jours, annonçant une nouvelle ère digitale, portée par les nouveaux outils créatifs de l’intelligence artificielle générative (IAG). Et si demain, nous devenions tous des égéries de luxe ?

Incognito Influencer Project est un Proof of Concept (POC), un laboratoire créatif et expérimental qui vise à tester le potentiel des nouveaux outils IAG sur de nouveaux modèles narratifs, inspirés par un genre littéraire, l’autofiction : l’auteur, le narrateur et le protagoniste de l’histoire se rejoignent en une seule et même personne.

Stéphane Galienni, artiste numérique et directeur de création de l’agence BLSTK, nous explique sa démarche et son concept, qui questionne l’identité numérique IA, entre ombre et lumière, mêlant la réalité à la fiction. Avec, pour toile de fond, les Fashion Weeks de New York, Londres, Milan et Paris.


IA : le nouveau visage de l’influence digitale de luxe ?

Ce projet, né un peu par hasard sur le plan technique et créatif est fondé sur une veille stratégique réalisée pour l’étude LUXE INTELLIGENC.IA de l'agence. Nous avons identifié au premier semestre 2023 plus de 30 comptes d’influenceuses virtuelles "mode, luxe, beauté et lifestyle" conçus par les nouveaux outils IAG qui ont commencé à émerger aux États-Unis et en Asie (Chine, Corée), avec déjà des centaines de milliers de followers au compteur, en seulement six mois.

Par exemple @feli.airt (+300K followers) qui surfe sur la tendance #oldmoney (9,3B vues sur TikTok) ou @Caryin.ai, qui facture $1 par minute de conversation IA, générant ainsi $100K de revenus dès sa première semaine d’activité et estime pouvoir gagner 5 millions de dollars par mois. @MillaSofia, une Finlandaise de 19 ans qui pose la plupart du temps en bikini, génère quant à elle +120K abonnés sur TikTok, +85K sur Instagram et +20K sur X. Le point commun de ces nouvelles poupées numériques ? Elles incarnent un modèle WASP (blanche, blonde, BCBG) pour la grande majorité, aux antipodes des codes du luxe "inclusif" et "streetwear" adaptés aux stratégies marketing ciblées Gen Z.

L’Instagrameuse d’origine bretonne @annekerdi (+6K followers) est notre "Marianne IA" Made in France, qui a beaucoup fait parler d’elle dans la presse régionale et nationale cet été. Contrairement aux autres modèles du genre "bimbo", c’est l’exception française qui confirme la règle de cette nouvelle génération d’influenceuses IA émergentes : celle-ci défend les valeurs du patrimoine breton, n’hésitant pas à se présenter en costume traditionnel. Future égérie du groupe Kering ? Cela pourrait faire sens. On observera toutefois que ces créatures IA (US) varient sensiblement d’une publication à l’autre : couleur de cheveux qui passant du blond au brun, morphologie changeante, beaux yeux allant du vert émeraude au bleu azur, la maîtrise de la chirurgie esthétique IA n’étant pas encore totalement maîtrisée par leurs créateurs.


Incognito Influencer : le contre-pied de la mode

En suivant un tutoriel IA sur YouTube, j’ai découvert un plug-in permettant de greffer mon visage sur n’importe quelle image générée par Midjourney. Pour l’exercice, je me suis fait un selfie matinal, décoiffé et mal rasé. Après une bonne journée de tentatives ratées, mon clone numérique est né. Le résultat était bluffant : un bel homme, la quarantaine passée, reprenant les traits de mon visage fatigué après une bonne nuit blanche. Docteur Jekyll et Mister Hype réunis en une seule image : fascinant et terrifiant à la fois. Un pacte faustien contractualisé entre l’humain et la machine IA, une idée séduisante pour l’industrie du luxe : l’éternelle jeunesse. Cela interroge, de surcroît, la notion de l’identité numérique, du faux-semblant en mode selfie pratiqué par les influenceurs et corrigé par de nombreux filtres esthétiques. À la veille de la Fashion Week de New York, j’ai décidé d’utiliser ce clone numérique pour incarner un personnage fictif, capable de s’incruster numériquement au premier rang des plus grands défilés de mode et leurs à-côtés, de façon totalement improvisée. Derrière mon écran, j’essaye de suivre les défilés qui m’intéressent en live sur YouTube, décrypter rapidement les tendances, afin de publier un visuel crédible de ma présence au premier rang du show qui vient juste d’avoir lieu. Je regarde aussi la météo du matin afin de m’assurer que les images que je génère pour ma publication du jour coïncident avec celles prises par les influenceurs sur le terrain.

Storytelling = Telling Stories ?

Au rythme des défilés et du tempo imposé par les réseaux sociaux, l’objectif était d’inventer une histoire fictive mais crédible au jour le jour, inspirée par l’écriture automatique des artistes surréalistes : une idée = un prompt, tout simplement. Une nouvelle façon de traiter l’actualité des grands défilés, des tendances observées sur les podiums, des opérations marketing menées par les grandes marques sur ces temps forts. Chaque nouvelle publication m’invitait à imaginer la suite - sur le modèle de la bande-dessinée ou du roman photo.

Ce personnage "Incognito Influenceur" a été conçu comme un anti-héros de mode, qui cherche à infiltrer le milieu coûte que coûte, mais avec une certaine maladresse et une grande naïveté. Ainsi, sur la Fashion Week de New York, il devient le mannequin vedette du jeune créateur avant-gardiste Pietro Chojnacka (totalement inventé) qui propose des parkas "oversized" pour sa collection printemps-été 2024, afin de dénoncer la crise climatique dont l’industrie de la mode est en partie responsable.

À Londres, notre personnage décide de monter un boys band, The Pooples, et se retrouve sous la pluie, les cheveux mouillés, tendance #mermaidhair (1,2B vues sur TikTok). À Milan, il croise un Sicilien à moitié Russe, Boris Solarino (totalement inventé), qui a perdu sa fortune dans les NFTs. Celui-ci propose à notre protagoniste de repartir "à zéro" avec une griffe de mode au nom éponyme "AZZERO" : une collection de costumes à rayures "Made in Italy" inspirée par la filmographie de Martin Scorsese.

À Paris, notre héros adapte ses costumes à rayures en jaune et rose fuchsia, inspirés par le décor flashy du défilé Dior, et déambule incognito comme mannequin "Furball" pour Christian Cowan, qui a fait le buzz sur les réseaux sociaux. Un storytelling qui s’appuie sur le "photoréalisme" de l’image IA, détourné par les aventures romanesques de ce héros imaginaire.

Cela me permet de conclure que les IAG sont uniquement des outils créatifs pour imaginer de nouvelles histoires incarnées, sans remettre en cause la compétence et le savoir-faire des créatifs, copywriters ou stratèges en communication, qui inventent chaque jour de nouvelles idées pour les annonceurs. La machine IA ne produit pas des concepts, elle se contente d’exécuter de façon magistrale les intentions créatives de leurs auteurs : il ne faut pas en avoir peur, il faut juste l’entrevoir comme un formidable outil pour décupler l’imaginaire storytelling d’une marque.

À suivre…

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